Stéphane Degout et Alain Planès à Aix : la mélodie du chanteur
Comme il l'expliquait dans son interview exclusive, l’édition 2018 du Festival d’Aix-en-Provence est à marquer de plusieurs pierres blanches pour le baryton français Stéphane Degout, ancien élève de l’Académie du Festival : centenaire de la mort de Debussy, soixante-dix ans du Festival, et, pour ce qui le concerne, vingt ans de carrière. Cette conscience du temps qui passe, cet esprit de responsabilité envers le passé et le futur inspirent le programme du récital, l'osmose entre le chanteur et son partenaire pianiste.
Trois compositeurs sont abordés, avec des recueils, composés entre 1890 et 1921, une période permettant de relever de fines nuances esthétiques et générationnelles. La mélodie française ne représente pas la même chose pour ces trois contemporains : un genre à établir pour Fauré, un genre à explorer pour Debussy, déjà un genre à transgresser pour Ravel.
Que faire de ce positionnement musicologique, bien abstrait, dans le cadre d’un récital ? Plusieurs réponses sont apportées par le duo chambriste, parfaitement maîtrisé et calibré, fait de timbres, d’expressions, de souffles, de tempi ou encore de dynamiques, distillés en chaque pièce d’un recueil, d’une pièce à l’autre, enfin d’un recueil à l’autre.
Le chanteur se tient droit, au plus près du ventre du piano, qu’il caresse par moment, et ne regarde que très peu son partenaire. Leurs rencontres sont assurées par une écoute intérieure. Et comme le baryton chante sans partition, son regard méditatif, plaintif ou corrosif, est tourné vers l’auditoire.
L’exploration debussyste est suivie le long de quatre recueils, sur des poèmes de Verlaine, Mallarmé et Tristan l’Hermite. Chaque recueil a sa couleur et sa manière d'entrelacer les lignes vocales et pianistiques. Le baryton sait faire résonner sa voix à la manière de l’instrument, en faisant moduler son vibrato en fonction de l’écriture pianistique de Debussy (Les Ingénus, Fêtes galantes II). Alain Planès y répond par un art précis dans l’utilisation de la pédale. Le climat verlainien, plus particulièrement, appelle le chanteur à adoucir la prononciation des consonnes, sans perdre de sa clarté. Colloque sentimental est un précieux moment de théâtre. Le souffle se fait plus haletant, l’expression plus pressante, lorsque le poème s’adresse à quelqu’un. Le souffle s’étire, l’expression se détache, dans les moments de pessimisme mallarméen (Soupir). Un autre monde, plus lyrique, s’offre avec Tristan l’Hermite, que Stéphane Degout, toujours élégant, investit sans épanchement superflu (Auprès de cette grotte sombre). Le timbre cuivré, mordoré, semble retenir le temps, par la consistance même de sa couleur, jusqu’à l’ourlet généreux de ses fins de phrases (Je tremble en voyant ton visage).
Le climat fauréen se fait plus affirmé, plus stable, et les deux artistes renouent avec les repères de la mélodie accompagnée, ses tensions et détentes, ses formes partiellement symétriques (L’Horizon chimérique). L’ouverture émotionnelle et le regard même du chanteur se font différents. De sa voix ductile et mure, Stéphane Degout semble s’employer à mettre au point une matière lumineuse fluide et changeante (Diane, Séléné).
Le récital s’achève sur les Histoires naturelles de Maurice Ravel, sur des textes de Jules Renard. Le ton et la posture pince-sans-rire du chanteur font justement, et discrètement, rire le public. Le timbre et la diction empruntent aux codes du bizarre, du nasalisant ou du traînant (par de minuscules glissandi), lors de la description pittoresque du bestiaire. Le duo restitue le théâtre de poche ravélien, avec un humour fait d’intelligence. Le récital s’achève sur le rare instant de démonstration de virtuosité et de vélocité, avec La Pintade, exemplaire et sans un signe de fatigue.
Au bout de cinq rappels, les artistes offrent deux bis à un auditoire sous le charme, dont une très belle version de La chanson romanesque de Ravel, légèrement lente, comme pour mieux en goûter et faire entendre les trésors harmoniques.