Orfeo & Majnun à Aix-en-Provence, d’une rive à l’autre du Cours Mirabeau
Retrouvez notre compte-rendu de la création mondiale à La Monnaie de Bruxelles, et la vidéo sur notre page « intégrale Aix-en-Provence »
Ce
projet est européen (France, Belgique,
Malte, Autriche, Pologne, Pays-Bas, Portugal), mais
son propos est
mondial.
Orfeo & Majnun n’est pas
l’objet figé
d’un créateur unique mais un
résultat, toujours susceptible
d’évoluer selon le contexte
et les territoires
de représentation. Son porteur
et concepteur est le metteur en scène autrichien, né à Tel-Aviv,
Airan Berg. Ce théâtre
musical confie la narration à
une actrice récitante, qui distribue les rôles chantés (le
dernier opus programmé par Aix 2018 confirme ainsi l’importance de
la parole, de l’expression directe vers le public).
Œuvre collective multiculturelle, elle fait appel à trois compositeurs d’origines différentes : Moneim Adwan, palestinien, Howard Moody, anglais, et Dick van der Harst, hollandais. Orfeo & Majnun célèbre ainsi l’union entre deux des plus célèbres mythes fondateurs, l’un en Occident, l’autre en Orient : Orphée et Eurydice avec Layla et Majnun. Œuvre multilingue, elle emprunte aux idiomes de ces trois compositeurs, ainsi qu’au français, pour les textes parlés. Le livret de l’autrichienne Martina Winkel (laquelle signe également les costumes, et une partie du travail de vidéo et de mise en scène) prend langue avec eux, grâce à la soigneuse traduction signée Fatena Al Ghorra et Alain Perroux. Œuvre multigenres, s’y croisent les traditions populaires et savantes, sans pour autant brouiller les frontières : l’œuvre est vivante parce qu’elle préserve les contrastes.
L’œuvre emprunte également aux idiomes musicaux respectifs des compositeurs, les fait dialoguer sans les dénaturer (bel canto, comédie musicale, jazz, chant traditionnel arabe), avec leurs modes de jeu, de chant, ainsi que leurs échelles singulières, entre monodie (une voix) libre et dense et polyphonie métrique et tempérée. D’où l’immense projet entrepris depuis une dizaine d’années par les compositeurs, les metteurs en scène, mais également le chef d'orchestre libano-polonais, les solistes français et palestiniens, les amateurs locaux. Immense travail masqué par l’évidence du résultat.
Œuvre multi-artistique, comme l’est déjà l’opéra, elle bénéficie, pour seul décor-cadre, de la projection vidéo, conçue avec Daan Milius. Des silhouettes élancées, celles des personnages principaux, d’un théâtre d’ombres chinoises empruntent plusieurs échelles pour figurer les moments les plus légendaires de l’intrigue (comme le retournement du regard d’Orfeo en direction d’Eurydice). Le spectacle est fait de marionnettes articulées et porté par un merveilleux bestiaire (conçu par Roger Titley), notamment Pégase, le cheval ailé, qui ouvre et ferme le spectacle, en passant de l’ombre à la lumière. Les chorégraphies simplissimes et saisissantes de l’espagnole Marta Coronado, font penser à des flash-mob antiquisantes, faites de mouvements synchronisés de dos et de face, de bras et de bustes. Elles portent l’énergie irrésistible des parties chorales.
Œuvre multi-scénique : l’une des tendances fortes de cette édition Aix 2018 est aussi de donner toute son importance au prologue (celui d’Ariane à Naxos, celui écrit pour l’occasion de Didon et Énée notamment), et maintenant celui d’Orfeo et Majnun, tellement développé qu’il en devient un événement autonome, qui a été donné le 24 juin 2018, sous la forme d’une parade, d’un parcours urbain, afin d’étendre la scène au périmètre de la Cité. L’œuvre est ainsi participative, incluant dans le processus créateur des amateurs, des chorales d’enfants et d’adultes (plus d’une centaine de participants) réunissant les générations autour d’une matière légendaire destinée aux petits et aux grands, mais sans complaisance ni démagogie.
Le chant est alors porté par un quatuor de solistes d’exception, à la fois pour leur engagement et leurs qualités vocales. Un premier couple réunit deux solistes possédant le chant traditionnel arabe à son niveau le plus authentique d’érudition. La cantillation (improvisation sur un texte de manière psalmodique) repose sur des modes d’émission de la langue très particuliers, très concrets, avec des consonnes surinvesties et des voyelles vibrantes mêlées de souffle. L’ensemble de l’appareil phonatoire semble mobilisé, à l’inverse d’un chant bel cantiste qui privilégierait les effets de transparence et de pureté vocale. Le chant, monodique (à l’unisson, sans harmonie), semble ainsi se situer au plus près de l’émotion vécue par le protagoniste.
La chanteuse, compositrice, flûtiste palestinienne, Nai Barghouti est Layla. Femme orientale et active, elle investit l’ensemble de ses registres vocaux, du grave à l’aigu, du sensuel au véhément. Son timbre a la mélancolie de la flûte orientale, dont elle connaît le pouvoir expressif et les plus fines articulations.
Majnun est interprété par Loay Srouji. Il investit la scène avec sa pleine présence d’acteur et sa science naturelle du chant. La voix est bien posée, afin de suivre les moindres inflexions, saisissantes, de son anatomie vocale et de son chagrin. La rencontre musicale avec sa partenaire est évidente, fondée sur la jonction de leurs graves.
La soprano française Judith Fa confie ses coloratures à Eurydice. Sur son sourire magnifique, elle déploie un chant d’opéra libre et aisé. La voix est ample, consistante mais pure comme du platine, et donne l’impression de pouvoir atteindre, à l’aide de vocalises très rapides, le clair de la lune, puis de se poser avec délicatesse sur les grands unissons d’orchestre.
L’Orfeo du baryton français Yoann Dubruque est magnifiquement campé. La voix, profonde et douce, est puissamment charpentée, solidement structurée, en contraste parfois saisissant avec son environnement sonore et scénique. Sa ligne de chant, hypnotique et souvent recto-tono (répétant une même note), apporte une fixité sans raideur à cet univers insaisissable. Il se délivre lors de son chant à Charon et au Cerbère, d’une manière curieusement proche à la fois de la vocalise orientale et du chant divin d’Orphée de Monteverdi (l’air Possente spirto notamment). L’ensemble est narré sur scène par le bel accent d’humanité de l’actrice belgo-iranienne, Sachli Gholamalizad, qui fait office de passeuse d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
La phalange réunit plusieurs orchestres, celui de musique de chambre de la Monnaie, et l’Ensemble interculturel de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, sous les souples bras du chef Bassem Akiki. Elle présente un étonnant syncrétisme (mélange et réunion) de timbres provenant d’horizons orientaux (oud, ney, qanoun, zorka) et occidentaux (piano, cordes, trombone, hautbois) ainsi que de percussions rythmiques ou célestes. Ces dernières assurent le lien entre les deux mondes sonores.
Le public, massif, applaudit avec reconnaissance ce bel objet-passerelle, à la fois insaisissable et immédiatement accessible. Au-delà des incantations théoriques sur la rencontre entre les mondes sociaux, culturels et musicaux, il rencontre un auditoire élargi, qui pour l’instant partage ainsi une communauté de destin.