Intense portrait tragique d’une involontaire muse par Marlène Assayag à Aix
La figure féminine est à l’honneur du Festival d’Aix-en-Provence, de nouveau en ce dimanche après-midi au Conservatoire Darius Milhaud avec l’ancienne artiste de son Académie, la soprano Marlène Assayag. Entourée du talentueux Quatuor Arod, également habitué du Festival, elle raconte la passion destructrice qui influença, malgré elle, les bouleversements de l’écriture musicale de la seconde école de Vienne (au début du XXe siècle) : la passion de Mathilde Zemlinsky. Sœur du compositeur et pédagogue Alexander Zemlinsky (1871-1942), elle épouse en 1901 Arnold Schoenberg (1874-1951), ami et élève de son frère. Ressemblant étrangement à l’histoire amoureuse de Clara Schumann avec Johannes Brahms, qui était accueilli dans la maison de celle-ci, Mathilde s’éprend du jeune artiste-peintre Richard Gerstl, à partir du printemps 1906. Mais deux ans plus tard, lorsque le mari se découvre trompé, Mathilde lui revient, après trois nuits de fugue avec son amant. Celui-ci, le cœur brisé et rejeté par tout l’entourage artistique, proche de Schoenberg, se pend et se poignarde dans son atelier. Cette tragique et intense histoire passionnelle ne manqua pas de nourrir l’élan artistique de l’entourage de Mathilde, qui accentue le bouleversement de la tonalité (à peine entamé à l’époque), avec le quatuor à cordes comme outil privilégié.
Inspiré par la cousine de Zemlinsky, Wilhemine, qui deviendra sa femme, Anton Webern (1883-194) compose en 1905 son Langsamer Satz pour quatuor à cordes. L’héritage de Brahms s’y fait ressentir, ainsi que ses élans sentimentaux, si puissants qu’ils doivent être freinés sous peine de tout emporter. Le Quatuor Arod introduit le concert par ce souvenir de l’amour de Brahms pour Clara Schumann, qui devient prémices de la passion secrète de Mathilde. Il fait entendre le fruit d’un excellent travail d’homogénéité du son, avec une précision jusque dans la fluidité des passages mélodiques, d’une partie à une autre. Les couleurs sont particulièrement belles et délicatement soignées dans les nuances piani. L’ajout des sourdines accentue la tendresse, même des superbes suraigus du violon de Jordan Victoria.
Marlène Assayag interprète la Reine de la Nuit dans La Flûte Enchantée de Mozart à Budapest :
Les musiciens accueillent ensuite Marlène Assayag qui lit d’abord,
avec une certaine froideur, la traduction française des textes de
Stefan George (1868-1933), chantés en allemand dans les deux
derniers mouvements du Quatuor à cordes n°2 de
Schoenberg. Dédiée à sa femme et écrite en plein dans cette
période tourmentée (1907-1908), l’œuvre est à mi-chemin entre
émancipation tonale et fidélité à la tradition formelle du genre.
Le premier mouvement Mässig (modérément) est aussi
hésitant que l’amour, entre violence et lyrisme. Le deuxième
mouvement Sehr rasch (très rapide) est plus frénétique,
avec de véritables surprises : des phrases qui montent en
puissance jusqu’à un suspens suivi de douceur, et inversement. Les
instrumentistes font preuve d’une propreté de son exemplaire –
presque trop pour cette musique –, sans doute pour donner plus de
légèreté à une écriture déjà très dense. Seul le violon de
Jordan Victoria sonne un peu plus dans la corde, avec un grain qui
n’est cependant pas rustre.
Par ses respirations, son investissement et ses regards, le violoncelliste Samy Rachid impulse l’énergie et la direction de l’ensemble (c’est aussi la fonction de son instrument), tout en gardant un son moelleux et toujours expressif. Marlène Assayag se place au milieu du quatuor pour interpréter la terrible et sombre Litanei, langsam (Litanie, lentement). D’une voix dont la projection est bien maîtrisée, à la mesure de la salle, elle montre une technique vocale assurée. Hormis quelques doublements de la mélodie chantée, les musiciens n’ont pas pour fonction de soutenir la voix comme simples accompagnateurs, mais affirment leurs parties. Dans le mouvement suivant Entrückung, sehr langsam (ravissement/éloignement, très lentement), celles-ci sont encore plus figuratives : si le texte est joliment soutenu par la voix, les évocations sont surtout produites par les instruments. Parfois, leurs souffles sonores et réguliers, participent également à faire ressentir une certaine douleur, insistante, inquiétante, voire intrigante. Après la tempête de la dernière phrase « Ich bin ein dröhnen nur der heiligen Stimme » (« Je ne suis qu’un grondement de la voix sacrée »), la musique se calme et se console dans cette -toujours- très belle couleur piano.
Le Quatuor Arod interprète Mozart, Webern et Brass à Munich :
Après un court « moment de respiration », le quatuor Arod se lance dans l’impressionnant Quatuor à cordes n°2 d’Alexander Zemlinsky. Assuré dans cette œuvre, il interprète, avec une intensité à couper le souffle, des couleurs superbement travaillées et reproduites, le tout dans une technique instrumentale impressionnante de précision et de propreté, du rythme et de la justesse, malgré la difficulté de la partition. Si parfois la musique semble désordonnée, par sa densité, les musiciens se retrouvent soudainement et spontanément ensemble, preuve de leur incroyable précision. Telle une galerie de tableaux, une vingtaine de mouvements s’enchaînent avec une grande fluidité, tantôt intenses et puissants, tantôt doux et apaisants, avec quelques réminiscences de la « devise » exposée au tout début. Après 40 minutes de musique ininterrompues et passionnantes, le long silence qui suit la note finale précède des applaudissements nourris.