Récital Piotr Beczala à Garnier : aux cimes du Lied et de la mélodie
C’est un invité d'exception que convie l’Opéra Garnier : Piotr Beczala, couronné ces dernières années dans les rôles d'Alfredo (La Traviata), de Faust ou de Rodolfo (Luisa Miller) et récemment sur toutes les lèvres pour son remplacement de Roberto Alagna au Festival de Bayreuth cet été dans le rôle-titre de Lohengrin de Wagner. En attendant d'incarner ce rôle sur scène (il faudra attendre la première le 25 juillet !), le ténor lyrique polonais convie son auditoire à un voyage romantique parmi le Lied et la mélodie autour de Schumann, Karłowicz, Dvořák et Rachmaninov (et des compositeurs surprises en bis) accompagné du piano attentif et affectueux de Sarah Tysman.
Vêtu d’une redingote noire et d’un nœud papillon blanc, la main droite posée avec assurance sur le piano, le regard porté au loin et d'une lueur inspirée pour embrasser l'espace alors qu’au piano retentit une première mélodie tout en poésie, le ténor ouvre son récital avec les Dichterliebe (Les Amours du poète) de Schumann, joyaux musicaux aux atmosphères variés écrits sur des poèmes de Heinrich Heine. Les différents caractères de ces pièces permettent à l'artiste de montrer toute la richesse de son timbre. La voix s’élance avec amplitude et rondeur, jouissant d’un grain très agréable et d’une légère ondulation (qui s’emballe légèrement dans les notes les plus aiguës). Il montre une saisissante compréhension du texte rendue manifeste par une déclamation juste et inspirée. L’énonciation est claire, la diction des plus fines (les « r » attaqués très roulés et les « ch » allemands légèrement soufflés). Pour signifier la complexité des sentiments exprimés par le poète, le ténor ne fait pas appel à de grands gestes mais au seul souffle de sa voix, celle-ci transmettant toute la sève de chaque Lied. Le chant brille dans les passages élancés forte où la voix se déploie avec agilité en des aigus larges et rayonnants. Il se montre également bouleversant lors des passages contenus mais sonores, déployant des piani d’une douceur caressante. Le « Ich liebe dich » du quatrième Lied (Wenn ich in deine Augen seh, À tes yeux si beaux) ou les sanglots du Ich hab' in Traum geweinet (J'ai pleuré en rêve) sont à ce titre exemplaires. Murmuré du bout des lèvres, le propos demeure sonore et très expressif. Les graves ne sont pas en reste : bien poitrinés, ronds, parfois légèrement ombragés, ils confèrent à la voix une assise dont le ténor sait jouir. Le surtitrage français-anglais se révèle ici particulièrement bienvenu comme soutien pour la compréhension du texte.
Au piano, Sarah Tysman offre un accompagnement sensible et attentif, épousant la voix du ténor par un soutien harmonique et mélodique raffiné, proche de l’osmose, dont les nuances s’accordent sans faille avec celles déployées par la voix. Les passages introductifs installent l’auditoire dans des atmosphères joliment peintes, alors que les cadences finales se peuvent être méditatives (prolongeant dans l’air d’ultimes accords qui retiennent le souffle) ou percussives.
Les amours du poète trouvent une résonance en deuxième partie avec le Zawod (Désillusion) de Mieczyslaw Karlowicz. Celles-ci alternent avec le rythme de la Krakoviak de l'opus 4 Najpiękniejsze piosnki (La plus belle chanson), puis avec des évocations tziganes et slaves, patriotiques et mystiques (le doux Son - Rêve - de Rachmaninov ou le A les je tichý kolem kol - La forêt est silencieuse alentour - de Dvořák dans lequel, évoquant les bois silencieux, il surprend par une voix légèrement brumeuse et énigmatique). Détaché de la partition, simple aide-mémoire sur laquelle il jette parfois un regard, le ténor déploie toute la puissance de son timbre de ténor lyrique en des médiums nobles et des aigus d’airain et chaleureux. Gravissant des notes de plus en plus élevées dans sa tessiture, il achève son programme sur un magnifique et tenu contre-si bémol à la fin de la monumentale et exubérante mélodie Vesennije vodi (Les eaux printanières) de Rachmaninov. Annonçant la venue du printemps en un arpège arpenté avec panache, il retient le souffle du public par cette note juste, d’une clarté éblouissante, puis mène sa ligne legato jusqu’à une fondamentale triomphante et tenue, qui ne manque pas de susciter l’enthousiasme de l'assistance.
Acclamé par le public, le ténor revient sur le devant de la scène (des voix s’élevant parfois pour lui proposer des airs, suscitant un sourire bienveillant du chanteur) et offre quatre pièces flattant la brillance de ses aigus et l'habileté de sa diction : la Mattinata vériste, verdoyante et chantante de Leoncavallo où il décroche un contre-si qui ne lésine en puissance qu'en un léger point d’orgue hors du temps, suivi du Zueignung de Strauss aux « k » bien claquants à la rime (sur les mots « krank », « Trank », « Sank » et « Dank »). Le ténor gratifie ensuite l’auditoire de l’air "Pourquoi me réveiller" extrait du Werther de Massenet, où il tient un propos clair (comme son timbre, malgré quelques « eu » qui tendent encore vers le « o », comme dans le vers « Viendra le voyageur ») dans de longues lignes élégiaques. Il réapparaît une dernière fois accompagné de la pianiste sous un déluge d’applaudissement pour une fin sicilienne avec la chanson populaire Core 'ngrato, dont il extrait des lignes ensoleillées et généreuses parsemées de triolets virevoltants.
Une standing ovation et d’abondants bravi couronnent l’interprète, dont la forme olympique est un très bon cygne pour Lohengrin !