À Montpellier, Marianne Crebassa e(s)t le charme de la mélodie
« De la musique avant toute chose » écrit Verlaine dans son Art poétique. La musique de la poésie, la poésie de la musique, la mélodie française en est une union intime et sublime. Au Festival de Radio France Occitanie Montpellier, le duo complice Marianne Crébassa (originaire de Montpellier) - Fazil Say (habitué du festival) servent ce répertoire avec en ouverture du récital les Trois mélodies de Verlaine de Claude Debussy, avant de faire résonner des pages de Fauré, Duparc, Ravel, ainsi que des compositions du pianiste (programme proposé à l'identique il y a un mois au Festival de Saint-Denis). Sur les sonorités arpégées du piano introduisant la première mélodie (« La mer reste encore plus belle »), les deux artistes installent l’auditoire dans une atmosphère à demi-rêvée, une brume sonore d’où émane la voix captivante de la mezzo-soprano.
Vêtue d’un vibrato très serré maintenu sur l’ensemble de la tessiture et soutenant son propos par une gestuelle généreuse (la Vocalise-étude de Ravel esquissée d’une main, les fortissimi portés les bras grands ouverts), elle extrait de la mélodie son charme mystérieux. Projetant idéalement pour ce répertoire, elle déploie un son riche en harmoniques, profitant de l’ample résonance de sa voix pour mieux lier son propos dans un legato souverain (certains sauts d'intervalles laissant entendre un léger glissando). Cette ouverture de la voix en des sonorités amples dessert toutefois la diction de la chanteuse, en particulier dans les aigus où, conjointement à un vibrato frétillant, elle perd nettement en clarté. Parfois étincelante et enflammée, parfois lunaire, participant du mirage (le Cygne sur l'eau de Fauré), la voix est tout entière au service des impressions : elle évoque et suggère avec cette couleur de timbre si spécifique et si agréable à l'oreille. Interprétant ses parties par cœur, la mezzo montre un remarquable investissement sur scène. Ainsi s’adresse-t-elle généreusement à l’auditoire, transmettant la verve poétique avec une belle dévotion, le visage et le corps habités du sonore. D’un phrasé accompli, elle offre de belles voûtes dont les decrescendi sont contenus dans la résonance des notes qui les précèdent et des dynamiques intéressantes. Les aigus fortissimi (tel le contre-si bémol à la fin de Shéhérazade de Ravel) saisissent par leur intensité et leur étendue, alors que les piani, mêlés au vibrato serré de la chanteuse, sont d’une sensibilité à fleur de peau. Et tandis que le piano déploie ses harmonies, elle s’attarde parfois légèrement sur certaines syllabes pour mieux en détacher ses sonorités en des moments mystérieux et hors du temps.
Se succèdent ainsi plusieurs airs, dont l’exotisme féérique de la Shéhérazade de Ravel, la plaintive Chanson triste et le Pays où se fait la guerre de Duparc (dans lequel la chanteuse montre une belle progression avec des graves fatidiques et des médiums peinés qui s'élèvent et éclatent en un climax d’intensité lors du dernier refrain) mais aussi les Mirages flottants de Fauré. La ballade pour voix et piano de Fazil Say, proposée à la fin du programme, s’émancipe du verbe pour n’être que son. Cette longue vocalise flatte la voix de la mezzo, dans laquelle celle-ci démontre de belles prouesses techniques pleines de musicalité (sauts d’octave, notes tenues, gammes rapides). Elle esquisse des arabesques musicales avec agilité, cherchant des graves pris au fond de la gorge puis s’élevant par un arpège en des aigus brillants et corsés, avant de s’évaporer dans les cimes d’une ultime gamme-fusée élancée a cappella, interrogation jetée dans l'infini et maintenue sans réponse.
La mélodie n’est pas seulement musique et poésie pour la voix, elle s’incarne également comme telle pour l’instrument accompagnateur. Fazil Say offre un jeu inspiré, avec d’amples mouvements de bras, tel le chef d’orchestre de son instrument conduisant les résonances dont il est lui-même le maître. L’accompagnement est délicat, avec de belles sonorités miroitantes et des basses bien soutenues qui portent mais n’entravent pas la chanteuse. En soliste, il questionne les méditatives Gnossiennes de Satie, joue avec esprit deux préludes contrastés de Claude Debussy (La Cathédrale engloutie et les Minstrels) puis, un peu plus tard, il se fait virtuose avec sa sonate pour piano Gezi Park 2. Il tire alors de son instrument toutes les potentialités percussives (posant parfois une main sur les cordes), avec de redoutables et méphistophéliques passages en accords. Les quelques réminiscences de La Cathédrale engloutie de Debussy, perceptibles par de subtils alliages des tessitures extrêmes tapissant l'espace, laissent la place à un final détonnant.
En bis, les interprètes troquent la mélodie pour le standard de jazz avec un Summertime aux harmonisations audacieuses. Entonnant le thème avec corps et gravité, la mezzo s’emploie à un scat endiablé dans lequel elle mêle vocalises limpides et onomatopées légèrement grondantes et entachées. Un autre tube attend par la suite le public : le Voi che sapete de Chérubin (Noces de Figaro) qui a fait sa gloire internationale, baume sonore par lequel elle se montre délicieuse mozartienne avec d’élégants aigus volatiles et flûtés. Un duo exceptionnel et un programme qui laisse à rêver, une heureuse réussite, en somme !