Der Freischütz à Vienne : entre manque d’inspiration et enchantement lyrique
Considéré comme l’une des œuvres clés du romantisme allemand, Der Freischütz de Carl Maria von Weber se place historiquement entre les opéras de Beethoven et de Wagner. Un mélange de chant et dialogue (comme le Fidelio du premier), une intrigue surnaturelle qui inspirera Le Vaisseau fantôme du second, mais aussi l’œuvre rarement jouée de Heinrich Marschner, Der Vampyr.
Se déroulant normalement en Bohême juste après la guerre de Trente Ans, Der Freischütz est ici transposé à l’époque de Weber, et Max le chasseur impuissant devient un compositeur subissant l’angoisse de la page blanche. Belle et dans le style de cette époque, la mise en scène séduit indéniablement l’œil du spectateur. La scène surréelle dans la vallée des loups (Wolfsschlucht) est une merveille de lumières et de pyrotechnie, et le motif récurrent d’oiseaux (en cage ou formant une communauté épouvantable à taille humaine) oriente le drame avec pertinence. Cependant, en mettant l'accent sur le principe d'une panne d’inspiration artistique, la mise en scène néglige souvent la direction d’acteurs, problématique dans les dialogues parlés. La chorégraphie des chœurs notamment verse dans le kitsch rythmique et le sur-jeu est fort présent. Sur le plan acoustique, l’espace scénique, caractérisé par un grand rideau rouge et un long couloir cafardeux, dévore de manière regrettable des voix qui sont pourtant toutes assurément larges.
Seul Andreas Schager (incarnant le jeune chasseur Max) n'en souffre nullement, ce ténor autrichien étant très demandé dans les lourds rôles wagnériens. Il tire de sa voix exceptionnellement large des outils de caractérisation subtils : une douceur lyrique et des explosions colériques, ainsi qu’un registre aigu résonnant sur des nuances de ton et d’expression appropriées à la situation dramatique. Sa maîtrise sur toute la tessiture de son instrument est un vrai plaisir, même si son chant trahit à de rares occasions son effort pour réprimer et contrôler cette force vocale énorme.
Camilla Nylund présente une Agathe ennoblie. Ravissant le public avec ses arias, elle montre aussi son talent pour l’adaptation de la voix au caractère de la scène à jouer – sans jamais risquer la pure beauté de son instrument doux et clair, d’un équilibre exemplaire et aussi bien à l’aise dans les passages silencieux que dans les coloratures, ou bien dans le désespoir exprimé face à Max.
Sa jeune cousine Ännchen est interprétée par Daniela Fally. La mise en scène ayant amplifié l’absence d’un fiancé de son côté, elle se comporte souvent comme un garçon manqué avec une attirance pour Agathe bien évidente (et parfois réciproque). Son jeu vocal et gestuel, rafraîchissant et profitant de son timing comique, s’exprime d’emblée par un style caractérisé, tandis qu’elle propose dans les scènes finales un développement de son personnage en révélant enfin sa voix lyrique et agile, gazouillante et avec un phrasé romantique.
Alan Held prête son beau baryton-basse à Caspar, l’antagoniste de la pièce. Sa souplesse vocale et sa forte présence scénique, surtout dans le tableau troublant de la vallée des loups, compensent le manque de force dans son registre aigu (en partie victime des décors). Son rire et ses hurlements sont aussi charmants que ses incantations parlées sont funestes, et au moment de sa mort, les spectateurs devinent en son chant du cygne la grande voix possible d’un Wotan ou d’un Alberich.
Samiel, le chasseur noir, est conçu comme un rôle parlé, et le chanteur Hans Peter Kammerer donne voix et corps à son omniprésence dans l’œuvre. Pendu du plafond, il se présente comme un double de Caspar et sa voix, amplifiée avec un microphone, remplit l’espace sonore de manière puissante et épouvantable.
Albert Dohmen (l’Ermite) apparaissant du lustre en un deus ex machina venu sauver la mise, ses transitions entre les registres et dynamiques sont pourtant impeccables, chantant de longues lignes musicales avec un timbre chaleureux, riche et puissant, rendant plus que crédible son impact sur la foule assemblée.
Dans les moindres rôles, le public peut également apprécier le Cuno de Clemens Unterreiner, se servant de sa belle voix bien projetée pour accentuer intensément ses interventions dramatiques, ainsi qu'Adrian Eröd comme Duc Ottokar, un souverain autoritaire muni d’un baryton léger mais efficace, comme l’est aussi le riche fermier Kilian (incarné par Gabriel Bermúdez). Les quatre servantes (Anna Lach, Daliborka Miteva, Viktoria Schwindsackl, Younghee Ko) présentent des expressions individualisées avec une bonne présence dramatique.
Tomáš Netopil dirige l’Orchestre euphonique et les Chœurs puissants du Wiener Staatsoper. À certains moments, il exploite ses dons pour peindre l’atmosphère effrayante de la vallée des loups, ou bien l’ouverture à la fois tendue et symphonique, orageuse et vibrante. Ailleurs, le manque de synchronisation entre chœurs, solistes et orchestre sont à la limite de la catastrophe pour une telle maison – les spectateurs se raidissent, l'un d'entre eux ne peut s'empêcher de cacher sa tête dans ses mains lors du plus grand décalage, et il en vient même à crier « Tempo ! » pour tenter désespérément d'influencer la direction musicale.