Kaufmann, Stemme, Pape, Gerhaher : retour aux sources pour Parsifal à Munich
Il y a d’innombrables façons de mettre en scène le « Festival scénique sacré » wagnérien. En témoignent les interprétations de Parsifal des dernières années (et nos comptes-rendus) : une confrontation entre les religions chrétienne et musulmane (Uwe Eric Laufenberg à Bayreuth), une vision fanée et profondément méta-théâtrale (Dieter Dorn à Baden-Baden) ou bien l’accent sur le fanatisme de la communauté du Graal (Richard Jones à Paris). La nouvelle production signée Pierre Audi au Bayerische Staatsoper à Munich, en propose une quatrième voie, un événement très attendu, également grâce aux décors dessinés par le très célèbre artiste Georg Baselitz, dont les esquisses ont été réalisées par le scénographe Christof Hetzer.
Le rideau présente un dessin de quatre corps blanchis, posés différemment pour chaque acte. Côté scène, le monde des chevaliers est caractérisé par des arbres bidimensionnels et quelques troncs enroulés, servant comme monument cérémoniel. Le troisième acte les fait revenir à l’envers, suspendus du plafond, tandis que le deuxième, se déroulant en partie devant le rideau, montre un grand mur de tissu, s’élevant et s’écroulant selon l’état du règne de Klingsor. Le travail d’Audi, s’abstenant d’éléments exogènes et d’une action scénique trop élaborée, rappelle quelque peu le style d’après-guerre dit « nouveau Bayreuth » (Neu-Bayreuth), qui a bouleversé le monde de l’opéra avec ses accents sur la lumière, un espace scénique vidé et un mouvement assez retenu afin de souligner l’aspect mythique et universel de l’œuvre wagnérienne. Ceci dit, la mise en scène ne réussit pas toujours à maintenir l’intérêt à elle seule.
Heureusement, la partie musicale fait bien plus que contribuer au plaisir du spectateur. Kirill Petrenko, ancien Directeur musical des lieux et favori du public, prétend être revenu aux sources de Parsifal, contournant ainsi plus d’un siècle d’interprétations plus ou moins canoniques. Et il ne s’agit pas de paroles creuses : les spectateurs expérimentent en fait quelque chose d’étrange et d’original. Beaucoup plus que d’habitude, Petrenko saisit (et même prolonge) de nombreuses pauses, mettant ainsi l’accent sur des moments inattendus du drame, et souvent il donne l’impression que les répliques flottent en quasi-parlé sur la texture orchestrale, dont l’ampleur n’est jamais exagérée et la variété de styles jamais aplanie. L’effet de ces suspensions dans l'arc sonore, sensation étrange, se transmet aux personnages du monde fictionnel, les laissant aussi perplexes que les spectateurs face aux événements inédits. Tout reste une énigme jusqu’à la scène finale (et peut-être au-delà encore) ce qui établit un lien avec le genre médiéval du « mystère », l’une des principales sources d’inspiration pour Wagner.
Les Chœurs du Staatsoper (préparés par Sören Eckhoff), tour à tour statiques et rampants, remplissent leur fonction excellemment. D’un ton chaleureux et noble, ils font ressortir le texte et même leur petit décalage de consonnes diminue pertinemment leur uniformité. Seule la diffusion de voix hors scène par des haut-parleurs détruit quelquefois l’illusion.
La distribution réunie à Munich ne propose pas seulement des artistes de renommée mondiale, mais également des caractères bien différents. Gurnemanz, est ici incarné par René Pape, qui a retrouvé son statut après les prestations inégales des années précédentes. Campant un personnage sympathique (privé de l’agressivité occasionnelle du rôle), son portrait profite de sa basse excellente et noble, dont les aigus ne donnent pas l’impression de l’être, puisque sa maîtrise les intègre impeccablement dans les lignes musicales. Avec des nuances variées dans son jeu vocal, les murmures autant que ses forte se transportent sans le moindre effort à travers la grande salle du Staatsoper.
Le choix en Amfortas de Christian Gerhaher, incontournable interprète de Lieder allemands, peut surprendre certains. Il révèle ainsi une interprétation toute nouvelle du personnage, jusqu’à la sensation d’entendre cette musique pour la première fois. En parfait accord avec Petrenko, les détails de ses deux grandes interventions sont aussi inattendus qu’ils sont pertinents, grâce à son instrument exceptionnellement riche, varié et bien projeté pour un humble serviteur de l’expression appropriée. La scène finale, la lamentation d’Amfortas, dévie de l’interprétation standard avec son déchaînement émotionnel, et offre à sa place le chant modéré de quelqu’un qui s’est déjà décidé à mourir, avant d’exploser lors de l’ultime exigence du chœur.
Ayant fait ses débuts dans le rôle à Vienne l’année dernière, la soprano Nina Stemme triomphe de nouveau comme Kundry. Certains y préféreraient une mezzo-soprano, mais Stemme assure avec sa voix équilibrée, des aigus scintillants et clairs jusqu’aux graves profonds (incarnant vocalement en même temps la mère et la vierge). Principalement limitée aux gémissements et à ses cris naturalistes dans le premier et le troisième acte, elle s’épanouit dans le deuxième, où elle peint le portrait d’une femme puissante et non complètement opprimée, mais plutôt majestueuse (lors de l’entrée de Parsifal dans le monde de Klingsor) et étrangère (dans le monde des chevaliers).
Wolfgang Koch (Klingsor) entre en scène devant le rideau, comme s’il s’agissait du Prologue de l’opéra Pagliacci, en proclamant « Die Zeit ist da » (Il est l’heure). Malgré une direction d’acteur qui intensifie moins qu’elle éloigne les personnages l’un de l’autre, Koch investit dans son interprétation le plus possible de caractérisation et de variation. Le surtitrage est superflu, et sa façon de colorer toutes ses répliques contrebalance pour partie le peu de matière à réflexion offert par la mise en scène (et le lendemain, il est déjà de nouveau sur les planches pour chanter le rôle du Hollandais dans Le Vaisseau fantôme).
Si les places étaient difficiles à obtenir pour ce Parsifal, une grande partie en incombe bien sûr à Jonas Kaufmann, qui incarne le rôle-titre. En pleine forme, le Munichois chante et joue d’abord d’une manière retenue, sur son beau timbre barytonnant sonore et bien reconnaissable, son expression vocale assez régulière, voire stoïquement héroïque. Mais la constance expressive est trompeuse et tout se révèle dans le deuxième acte, précisément au moment du baiser entre Parsifal et Kundry. Mis en exergue par la direction orchestrale, cet événement clé du drame épanouit soudainement son personnage, vocalement et expressivement. Les spectateurs ne témoignent de rien d'autre que d'une merveille. Rayonnant ou apaisant, allant du féroce vainqueur à la lance jusqu'à la douceur rédemptrice (et lacrymale), ce baiser marque l’instant décisif de la transition du « fou pur » au futur roi de la confrérie, une progression qui – comme le montre cette mise en scène – ne se manifeste pas clairement dans Parsifal, qui se démasque ici comme posant des questions, sans en donner les réponses.
Parmi les autres chanteurs, Bálint Szabó ressort dans son interprétation de Titurel, le père d’Amfortas. Quoique chantant des coulisses, sa basse résonne bien et laisse l'empreinte d’une voix intérieure collective dans la communauté du Graal. Dans les rôles de la voix d’alto claire et céleste, des filles-fleurs (Golda Schultz, Selene Zanetti, Tara Erraught, Noluvuyiso Mpofu, Paula Iancic et Rachael Wilson), ainsi que les moindres rôles des deux chevaliers (Kevin Conners et Callum Thorpe) et des quatre écuyers (Paula Iancic, Tara Erraught, Manuel Günther et Matthew Grills) le Staatsoper offre de belles voix, même si la mise en scène manque de différenciation entre ces personnages.