La guerre des Te Deum à la Chapelle royale de Versailles
La querelle dont il est ici question cristallise des tensions telles qu’elles apparaissent au cours du XVIIIe siècle entre la Chapelle royale et la Chambre du Roi. Pour célébrer la victoire des armées de Louis XV à Fontenoy, le sous-maître de la Chapelle royale Esprit Joseph Antoine Blanchard propose un Te Deum (« Cantique d’Action de Grâces pour les Conquêtes de Louis XV ») dont il présente les partitions sous les ors de la Chapelle. Or, un usage veut que ce soit le Surintendant de la Musique de la Chambre du Roi qui se charge de célébrer ces événements extraordinaires (la Chapelle royale étant ordinairement destinée à des célébrations religieuses). Et alors que Blamont vient sur les lieux et commence à subtiliser les partitions du sous-maître pour les remplacer par celles de son ouvrage, il est contraint de cesser son entreprise, la Reine arrivant dans sa niche. Cette brève victoire de Blanchard contre Blamont n'est pas sans conséquence, ce dernier prévenant le Duc du Richelieu de cet incident, dont Blanchard souffre d’une lettre admonestant son comportement. C’est au sein de la Chapelle royale, champ de bataille de cette guerre, que sont représentés les deux Te Deum, joyaux réunis et interprétés par l’ensemble nantais Stradivaria, le Chœur Marguerite Louise (de Gaétan Jarry) dirigés par Daniel Cuiller (qui s’était déjà emparé du Te Deum d'Henry Madin avec son ensemble dans un enregistrement daté de 2016), avec en première ligne, les solistes Michiko Takahashi, Romain Champion, Sebastian Monti et Cyril Costanzo.
Embrassant l’effectif à bras ouverts, chef démiurge dont la maîtrise de la partition s’incarne par une direction physique aux mouvements généreux mais précautionneux, Daniel Cuiller dirige avec ferveur, ses mains esquissant des arabesques, maîtrisant l'expressivité et les nuances, tenant captif le son jusqu’à un ultime piano les mains baissées. Dynamique et sensible, son interprétation est pleinement dans l'esprit des Te Deum, dont il transmet toute la saveur et le faste. Face à lui, le Chœur Marguerite Louise est d’une excellente tenue vocale. Investi, les pupitres soudés, il se montre homogène et équilibré, offrant de mémorables passages glorieux (les « in te Domine speravi » de chaque ouvrage, d’une amplitude saisissante). Avec l’Ensemble Stradivaria, il forme un tout bien en place, les doublures instrumentales millimétrées avec les lignes vocales. La phalange instrumentale se montre délicate et juste. Les passages mineurs résonnent avec grâce sans s’appesantir dans des couleurs romantiques, alors que les extraits triomphants (portés par une trompette aux arpèges vainqueurs et des percussions au garde-à-vous) sont défendus avec panache. Fort sollicitées, les cordes sont d’une grande précision dans l’exécution, le continuo généreux et marchant au pas avec une rigueur inébranlable.
La soprano Michiko Takahashi est dotée d’un grain de voix agréable allié à un timbre doux, légèrement couvert, offrant du corps à la voix aussi bien dans les médiums que dans les aigus. Très expressive et juste, celle-ci se montre parfois souriante et légère (« tu rex gloriae, Christe »), parfois ample et ronde (« non horruisti Virginis uterum ») ou dans une retenue pleine de grâce (« miserere nostri », la dernière syllabe s’évanouissant dans un trille pianissimo). Le ténor Sebastian Monti montre une voix agile et souple, virevoltant dans les aigus avec une aisance certaine jusqu’à décrocher les notes les plus aiguës sans faillir, offrant un timbre chatoyant au vibrato serré. S'emparant de notes graves avec brio, il donne à son organe puissance et caractère par une émission bien poitrinée. Avec Romain Champion, il offre un savoureux duo de ténors (« Patrem immensae maiestatis »), les deux voix s’accordant aussi bien au niveau du rythme, des nuances que des timbres (les voix se réunissant in fine en un bel unisson).
Retrouvez Sebastian Monti dans l'aria "Se Povero il ruscello" extrait d'Ezio de Gluck :
Romain Champion déploie pour sa part une voix homogène sur toute la tessiture (malgré quelques faiblesses pour saisir les notes les plus aiguës). Les lignes sont souples, avec une belle rondeur de son, oscillant entre des aigus affirmés et des graves barytonnants et veloutés. À ce titre, le vigoureux duo « Iudex crederis esse venturus » mené avec la basse Cyril Costanzo est une belle réussite, avec des passages à gorge déployée suscitant le frisson. Ce dernier se montre redoutable aussi bien par l’intermédiaire d’un sens de la diction finement ciselée, d’une voix puissante et bien installée que par la palette expressive qu’il déploie au fil du concert. Doublé par les généreux violoncelles dans le « Tu, devicto mortis aculeo », il offre des médiums à pleine voix avec un timbre chaleureux, laissant la place un peu plus tard, le temps de quelques coups d’archet, à un sensible et contenu « Miserere nostri, Domine ». Dévorant les vocalises avec énergie, y compris dans le registre inférieur, il déploie des graves conclusifs tout de rondeur, de prestance et de justesse.
Proposant en bis le « In te Domine speravi » de François Colin de Blamont, Daniel Cuiller offre finalement la victoire à Blamont dans un déluge sonore précédant de chaleureux applaudissements.