Lieder et mélodies à Strasbourg : quand Ludovic Tézier sublime la mélancolie
Tout de noir vêtu, en appui sur une chaise haute, un pied posé au sol, le baryton s’imprègne de l’air avant de le chanter. Les yeux souvent levés vers le ciel, prenant une profonde respiration, le silence qui précède son chant est aussi musique.
Ce sont des Lieder de Schubert et Schumann qui ouvrent le récital, avant les Quatre chansons de Don Quichotte de Jacques Ibert, L’Horizon chimérique de Fauré et « L’île inconnue » de Berlioz. « An die Musik » (À la musique) lance une voix gorgée de soleil. L’aspect intime du récital n’appelle pas de grands effets, mais la portée n’en reste pas moins impressionnante ici, tant Ludovic Tézier porte la force du texte en une projection mesurée mais néanmoins bouleversante sur chacun des Lieder, chacune des mélodies, sachant choisir avec précision le vers ou le mot qui sera travaillé en fonction du sens. « Meeres Stille » (Mer tranquille) subjugue par le détachement de chaque syllabe du poème de Goethe et le souffle porté jusqu’aux consonnes germaniques et leur « ch » si particulier lorsqu’il se fait doux comme dans « sich ».
« Gute Nacht » (Bonne nuit, ouvrant le Voyage d'hiver de Schubert) verse alors dans l'introspection que Tézier conserve lyrique : « Liebe » (amour) « Ehe » (mariage) et « Ruh » (le repos ou ici, le sommeil) sont articulés avec la plus infinie douceur. « Ich kann zur meiner Reisen » (Et le moment de m’en aller) est susurré, et le vers ultime, « An dich hab’ich gedacht » (Je pensais à toi) d’abord fiévreux, est répété avec la douceur caractéristique précédente. Deux couleurs, deux émotions égales en intensité.
L’air sec de la salle et la chaleur suffocante de l’été strasbourgeois ont alors raison du public qui tente de réprimer sa toux depuis le début du récital. Hélas, la toux a aussi raison du baryton sur le Lied de Schumann, « In der Fremde » (À l’étranger). Contraint de s’interrompre pendant ce Lied et de constater, avec élégance et humour, qu’un seul petit verre d’eau avant la représentation n’a pas suffi, il en boit un second, apporté par Thuy Anh Vuong et annonce, sous les applaudissements du public : « Même faute, même punition » ! Il reprend ce Lied, somptueux, enchaîne sur deux poèmes de Heine, « Hör ich das Liedchen klingen » (Quand j’entends cet air qu’autrefois) et « Ich hab im Traum geweinet » (J’ai pleuré en rêve) pour lequel il sert toujours le sens du texte par ses choix d’intensification précis.
L’effet de cohérence entre texte et voix sort renforcé par le soutien de Thuy Anh Vuong. Retour à Schubert ensuite, « Ständchen » (Sérénade) débute par un grave « Leise » (doucement), avant d’enchaîner en un souffle sur des aigus purs. Le « cœur » (Herz) est vibré, et le dernier vers est à nouveau décliné en palette vocale douce, puis fiévreuse, puis tendre. Thuy Anh Vuong introduit par un forte le « Erlkönig » (Le Roi des Aulnes) de Goethe, et emporte le public dans le dérangeant et énigmatique poème, sujet à tant d’interprétations. Ludovic Tézier s’acquitte avec une minutie extrême de sa triple charge : interpréter l’enfant, le père et le roi, la crainte, l’apaisement et la menaçante séduction. Le timbre de la voix de l’enfant se fait de plus en plus puissant sous l’angoisse grandissante, le dernier vers est ralenti avant l’annonce de la mort, « [das Kind] war tot » ([l’enfant] était mort), annoncé en un souffle saisissant.
Changement de langue avec Jacques Ibert et les pérégrinations de Don Quichotte, pour lesquelles le baryton conserve compréhension du texte, ciselage de la diction et choix ô combien adéquat de mélisme sur « artifice » ou « maîtresse », de la « Chanson du départ » comme si le chant se parait de rhétorique et forgeait ses propres figures de style. La « Chanson à Dulcinée » est d’abord fiévreuse, puis le timbre retenu, contenu à l’évocation des « jasmins ».
Les mélodies françaises s'achèvent d'une manière parfaitement complémentaire : avec le dernier cycle du maître du genre et le premier cycle (initiateur du genre). Premier air de L’Horizon chimérique, « La mer est infinie » résonne en un rythme de ressac, le « large » se prolonge, s’étire, est tenu à l’infini et les vers s’enchaînent dans un délié et une diction parfaite qui caractérisent ensuite chacun des airs, alternance de vigueur et de retenue, de chaleur et de douceur. « Les Berceaux » prennent tout leur sens lorsque Tézier s’attarde sur la désillusion de l’appel du large et fait retentir « [les horizons qui] leurrent ». Retour enfin aux origines du genre avec « L’Île inconnue » des Nuits d'été de Berlioz, trésor de diction et d’adaptabilité du baryton au changement de rythme.
Trois rappels sont offerts au public, dont le dernier, inattendu, s’éloigne du registre habituel. « Zueignung » (Dédicace, ou Dévotion) de Richard Strauss dont le remerciement « Habe dank » qui achève chaque strophe est magnifiquement tenu, précède un extrait de Tannhaüser (Wagner). « O du mein holder Abendstern » (Ô ma fidèle étoile du berger) qui poursuit la thématique de la gratitude, cette fois envers le ciel, toujours avec la plus fine compréhension du texte possible.
Le dernier rappel est, selon Ludovic Tézier, un « petit morceau de mélancolie et de bonheur » qui s’éloigne bien de Wagner. Et pourtant, le choix de La Bohème fait sens dans ce récital. La fluidité des cordes frottées est conservée dans l’arrangement de Thuy Anh Vuong, et le dernier vers émeut. Ce n’est pas le manteau de Colline, ce ne sont pas les déchirements de Rodolfo, c’est La Bohème d’Aznavour qui conclut ce récital, et montre la formidable capacité d’adaptation de Ludovic Tézier à d’autres registres.