Un Trouvère unique à Bastille : Roberto Alagna transforme un incident en triomphe
Le célèbre air "Di quella pira" du Trouvère de Verdi a tant contribué à la gloire internationale de Roberto Alagna, dans ce rôle de Manrico dans lequel il est une référence, que la salle l'attend avec une excitation perceptible. Le cœur du public se déchire donc en même temps que la voix du ténor dont les aigus tirent, craquent, déraillent puis meurent. Ne parvenant plus à chanter, sa prestation est d'abord accueillie par un mélange d'applaudissements (pour l'artiste opiniâtre) et de huées (pour cette exécution). Mais alors que résonne encore l'accord final de cet air, Manrico s'anime, s'agite. Il n'est plus question de Manrico, c'est Roberto Alagna qui adresse des gestes insistants au chef, puis se met à lui parler ! Événement incroyable en pleine représentation, il fait reprendre l'air (non pas un bis de triomphe mais un bis de rattrapage) ! Le public d'abord incrédule éclate en tonnerre d'applaudissements dès qu'il comprend ce refus d'abdiquer. D'autant que le ténor, après avoir saisi la gourde d'un de ses soldats pour se désaltérer, passe cette fois son premier aigu, mettant la salle en délire (le reste de l'air est couvert par les acclamations, redoublées sur l'aigu final, déjà de nouveau tendu, mais à l'image imparable montrant le ténor héroïque noyé de lumière, brandissant son fusil). Il offre même une nouvelle fois l'aigu en sortant vers les coulisses, déclenchant une nouvelle clameur.
Roberto Alagna interprétant "Di quella pira" aux Chorégies d'Orange en 2007 :
L'ambiance dès lors électrique, inattendue et imprévisible aurait pu inhiber les performances des autres artistes, il n'en est rien et les interprètes savent au contraire en canaliser et sublimer l'intensité. À commencer par la soprano Leonora qui doit suivre cet épisode par une longue et intense prestation, que Jennifer Rowley rend mémorable. Le vibrato ample d'une voix très savamment projetée la rend très audible dans ses nuances très piano (même assise de côté, main devant le visage ou bouche presque close), et d'autant plus éloquente lorsque son aigu puis son suraigu percent merveilleusement sa ligne.
Son expressivité s'appuie aussi sur ses respirations au sein des lignes (elle articule ses phrases comme ses mots).
Électricité également canalisée et concentrée par Azucena : en duo avec Alagna, Ekaterina Semenchuk offre une illustration vivante de ce que peut être un dolcissimo sonore jusqu'au moindre feulement projeté sur la poitrine du ténor, qui l'enlace comme un fils. Interprète futée, elle baisse le menton et se tient le visage, sa main formant en fait un pavillon pour ses graves métalliques. Quelques élans éloquents flirtent avec le parlé-crié, ils sont un choix d'interprétation car la mezzo sait projeter des aigus lyriques.
Le Comte de Luna campé par Vitaliy Bilyy offre des premières fins de phrases tendues mais sait les rendre longues et sûres dès la fin de son premier air. Une confiance qui portera sa performance jusqu'à la scène finale qui le voit seul debout et torturé parmi les cadavres, dans le cimetière. Son Capitaine de la garde Ferrando, incarné par Mika Kares caresse en effet l'auditoire avec lui aussi ce rond coton, sur de vrais graves de basse, voix noble articulant bien ses accents (avec le rebond bel canto, certes tiré dans l'aigu), audible dans ses nuances mesurées.
Élodie Hache intervient en deuxième parmi les solistes (la première des femmes) et son medium posé avec franchise laisse d'abord croire que son personnage d'Ines sera un rôle d'importance dans l'opus. Elle sait toutefois se mettre en retrait et ses aigus sont encore quelque peu tirés. Yu Shao (en Ruiz) est appliqué mais sa tête tournée ne lui permet pas de percer la fosse. Lucio Prete entre dans la peau et la voix du vieux gitan, enfin, Luca Sannai est un messager bien projeté.
Les miroirs encadrant la scène, celui au fond du plateau permet de voir (outre la marée de téléphones se levant pour immortaliser la performance d'Alagna) la direction du chef d'orchestre de face. C'est l'occasion de constater combien Maurizio Benini donne chaque départ avec une immense énergie (d'autant qu'il les accompagne d'expirations sonores, allant crescendo). L'énergie est pourtant muée en souplesse par l'Orchestre, qui se déploie vers de superbes mouvements de valse. Les Chœurs sont à la fois disciplinés et vivants, dans les déplacements comme dans le chant. Peinant d'abord à se mouvoir et prononcer bien en rythme, ils deviennent une belle phalange de soldats, de gitans et de bonnes sœurs.
Cette représentation restera donc unique, elle l'était dès avant le lever du rideau, car il s'agira finalement de la seule prestation de Roberto Alagna à l'Opéra de Paris cette saison. Il ne devait pourtant pas en être ainsi, deux dates du Trouvère étaient prévues avec le célèbre ténor français (sur une production qui propose pas moins de quatre Manrico), mais les spectateurs du 25 juin (et visiblement Roberto Alagna lui-même) ont été informés, seulement deux heures avant le lever de rideau prévu, de l'annulation du spectacle pour cause de grève. La nouvelle grève en ce 28 juin n'a pas entraîné l'annulation du spectacle mais a réduit la mise en scène à un unique décor. Ce décor unique est un cimetière, mais il est pourtant animé, vivant : comme annoncé avant le spectacle, la mise en scène d'Àlex Ollé a été "aménagée" tirant profit de ses accessoires (des brouettes de croix et un chariot de cadavres), costumes signifiants (Leonora passant d'une robe rose à une autre scintillante puis à celle de bonne sœur), lumières (qui redessinent plusieurs espaces et dont les projecteurs ici très bas sont visibles depuis le parterre). La première partie s'ouvre et se referme sur deux éloquents tableaux, d'abord les soldats en masque à gaz dans un univers enfumé, puis l'opposition entre soldats et nonnes. Puis dès le lever de rideau après l'entracte, montrant la soldatesque harassant un homme seulement vêtu de suif, mettant en joue le public, tirant vers lui pour fusiller les condamnés. Certes les nombreux fils verticaux tendus jusqu'aux cintres ne bougeront pas ce soir, laissant immobiles les tombes qu'ils semblent s'apprêter à ouvrir, mais les interprètes mettent à profit leur jeu d'acteur en se faufilant dans cet écheveau figé. Jusqu'au triomphe final et à l'ovation debout pour Roberto Alagna.
Le spectacle se poursuit jusqu'au 14 juillet avec d'autres interprètes. Réservez vos places ici !