Contrastes de première force : Tannhäuser à Budapest
Le Tannhäuser de Matthias Oldag avec des décors et costumes signés Thomas Gruber, datant de 2012, est repris dans le cadre des « Budapest Wagner Days ». Avec ses toiles, le pleateau compose un espace fermé, une cage pour la rencontre entre Tannhäuser et Élisabeth. Dans le deuxième acte, l’espace scénique est rempli de fauteuils à la manière d’une émission de télévision, et pour le dernier, une dizaine de cercueils sont posés sur scène. La direction d’acteur assez simple mais efficace soutient essentiellement le drame de manière fidèle, avec la notable exception du dernier acte : Oldag a ajouté au rôle-titre une addiction à l’héroïne pour accentuer la force de la lutte entre péché et vertu, une image très puissante et pertinente pour un public sécularisé et éloigné du discours existentiel de l’œuvre.
Pour cet opus appartenant aux opéras romantiques wagnériens – le compositeur appellera ses ouvrages suivants des « drames musicaux » (Musikdramen) – le chef d’orchestre Ádám Fischer n’essaye de rendre la partition de Tannhäuser ni plus moderne, ni plus traditionnelle, qu’elle ne l’est, valorisant en même temps la pluralité de styles qui l’imprègne. Ainsi, les spectateurs peuvent-ils profiter d’une ouverture d’abord lente et noble, ensuite animée, chevaleresque et massive, tandis qu’à d’autres instants Fischer bâtit un beau drame, transmettant l’excitation des scènes à venir, créant un chaos étonnant au final du deuxième acte – un clou de la soirée – et peignant l’atmosphère effrayante du troisième, ciselant finement les contrastes entre les différentes sections de l’Orchestre symphonique de la Radio hongroise, en parallèle avec la lutte existentielle des personnages.
Les prestations des chœurs – celui de la Radio hongroise (préparé par Zoltán Pad), le chœur d’hommes Honvéd et le Chœur du Studio de Budapest (préparés par Kálmán Strausz) – persuaderaient le plus hésitant de leur raison d’être dans le monde wagnérien. Avec une grande polyvalence, ils contribuent à pleine force aux majestueuses scènes de masse et avec noblesse, dévotion et jeunesse aux moments religieux ou intimes, souvent positionnés dans les coulisses et semblant venir de nulle part. L’intervention du chœur des pèlerins à la fin du spectacle en est même émotionnellement insoutenable.
Stephen Gould (Tannhäuser) prend à juste titre sa pleine place et souligne le caractère d’un étranger dans le monde des chevaliers de Wartburg, bénéficiant d’un abord direct et d’une intuition pour les nuances lors des situations dramatiques. Sa narration finale (« Inbrunst Im Herzen », dévotion au cœur) transmet une sincérité et une douleur irrépressible. Hélas, le chanteur souffre en grande partie d’un manque de souplesse et de lyrisme, dépendant souvent de sa retentissante force vocale : il s’épuise quelque peu au fil du spectacle, parfois à la limite du couac, comptant à de rares occasions sur son falsetto (au lieu de sa voix de poitrine). Espérons qu’il acquerra de nouveau la douceur et la brillance, dont il est capable.
Parmi les interprètes les plus demandées dans le répertoire allemand, Sophie Koch (Vénus) se porte à merveille. Son langage corporel et son jeu se mêlent parfaitement à cette voix d’exception, riche et rayonnante, pour rendre plus que crédible son personnage juvénile et attirant, autant qu’amoureux et offensé, suppliant et inquiet. Dans le dernier acte, elle entre sur scène presque comme un mort-vivant, avec une expression concentrée et une intuition dramatique fort émouvantes.
En tant que contrepoint musical et dramatique, l’Élisabeth de Tünde Szabóki incarne un parfait contraste. Son instrument est idéal pour le rôle : clair et aisé, le registre aigu expansif mais toujours intégré dans la tessiture. Cette jeunesse vocale, curieusement contredite par ses costumes et coiffures, focalise surtout une émotion particulière dans chacune de ses deux arias, limitant ainsi la variété d’expression et de couleurs dans la première (« Dich, teure Halle »), tandis que la dévotion et la résignation de la deuxième (« Allmächt’ge Jungfrau », Vierge toute-puissante) servent à la prière, située hors de l’action dramatique. Dans l’entre-deux, elle exhibe en revanche plus de nuances et un talent pour l’interaction théâtrale.
Ayant introduit un concours de chant dans Tannhäuser, Wagner offre de belles occasions aux Minnesänger (ménestrels) de sculpter leurs personnages respectifs. Le Biterolf de Jürgen Linn combine un jeu intense avec un chant à parts égales caractérisé et mélodieux, tandis que Tibor Szappanos (Walther von der Vogelweide) offre une interprétation délibérément dédaigneuse et ironique, imbue de sa personne. Il s’agit aussi de mentionner le beau ténor de Tivadar Kiss (Heinrich) et la stable basse sombre de Reinmar (Ferenc Cserhalmi).
Très impressionnantes également sont les prestations de Gábor Bretz (Hermann) et de Markus Eiche (Wolfram von Eschenbach). Bretz possède une basse dont les belles et longues lignes remplissent l’acoustique de la salle. Allant du chaleureusement mélodieux à l’avertissement autoritaire, il articule dans chaque passage – surtout ceux politiques – l’importance incontestable de son personnage. Eiche présente un portrait de Wolfram étonnamment riche, beau et saisissant. Il tient à sa disposition une présence scénique toute naturelle, ainsi qu’un baryton à l’aise dans tous les moyens d’expression, du chuchotant à l’énergique, du courtois au désespéré, sans jamais se lancer dans une quête d’effets. Toutes ses interventions sont des temps forts de la représentation et sa maîtrise parfaite de son instrument informe de manière grandiose son traitement dynamique de chaque phrase.