Somptueux Gurrelieder à Saint-Denis
Œuvre inclassable, monumentale, romantique, avant-gardiste, les Gurrelieder de Schoenberg, depuis leur création triomphale à Vienne en 1913, n’en finissent pas d’envoûter les auditeurs par leurs sortilèges musicaux et littéraires, et l’on ne peut que se réjouir de la voir régulièrement programmée à Paris, avec toujours la même écoute religieuse du public –et le même accueil enthousiaste. La saga médiévale de Waldemar IV Atterdag (XIVe siècle), narrant l’amour de ce roi danois pour la belle Tove (un amour brisé net par la jalousie meurtrière de la Reine Hedwige), avec son cortège de revenants (le fantôme de Waldemar, mort à son tour, réapparaît régulièrement avec ses hommes pour tenter de forcer les portes du Paradis où repose sa bien-aimée) et le retour à une paix lumineuse par une nature rédemptrice inondée de soleil, avait tout pour séduire un compositeur né dans la seconde moitié du XIXe siècle et encore tout imprégné des œuvres de Wagner !
L’évolution de l’écriture schönbergienne (la gestation des Gurrelieder, commencés en 1900, dura 13 ans) ne nuit pas à la cohérence de l’œuvre, véritable kaléidoscope sonore participant de plusieurs genres (symphonie vocale, cycle de Lieder, symphonie dramatique ou sorte d'opéra) et donnant à entendre certains Lieder puissamment lyriques, d’un romantisme flamboyant et assumé (le bouleversant chant du ramier), une orchestration d’une richesse inouïe, certaines pages extraordinairement difficiles et/ou novatrices : le chœur à 12 voix des chevaliers de Waldemar, l’utilisation musicale de la voix parlée (Pierrot lunaire et son Sprechgesang parlé-chanté ont été créés un an avant les Gurrelieder). L’œuvre de Schönberg est d’une beauté saisissante et d’une force émotionnelle sans pareille, et c’est un défi que de trouver les forces capables de lui rendre pleinement justice. L’idée de mettre ce chef-d’œuvre entre les mains d’Esa-Pekka Salonen est excellente : le répertoire de ce chef est pour l’essentiel consacré au catalogue germanique de la fin du XIXe siècle et aux œuvres du XXe, les Gurrelieder constituant précisément un trait d’union entre ces deux périodes musicales. Quant au Philharmonia Orchestra qu'il dirige depuis 2008, son excellence, sa virtuosité sans failles mais aussi ses affinités avec le répertoire germanique sont connues depuis longtemps, elles s'expriment avec majesté et raffinement dans les détails.
De fait, l’éblouissement sonore est total : sans se livrer à une interprétation uniquement clinquante et exubérante, le chef obtient de son orchestre des tutti tantôt écrasants (premier chœur des vassaux de Waldemar), tantôt majestueux, ou d’infinies nuances (les délicats accords impressionnistes de l’introduction). Il met en valeur la géniale orchestration de Schönberg sans jamais négliger la fluidité mélodique. Sa manière semble procéder directement de celle d’un peintre, jetant des éclats fauves dans le chant du ramier, des teintes bleutées quand Waldemar décrit le crépuscule et exhorte son âme au repos, des reflets or et argent dans l’éblouissante apothéose finale, véritable hymne au soleil.
Si le cadre majestueux de la Cathédrale entre en parfaite résonance avec certains Lieder de l’œuvre (les apostrophes blasphématoires que Waldemar adresse à Dieu, notamment, prennent une dimension éminemment dramatique dans ce lieu sacré), l’acoustique particulière du lieu (effet d’espace et d’amplification du son, notamment) aurait dû conduire le chef à mieux doser certains effets afin de ne pas mettre trop à la peine les chanteurs : Robert Dean Smith en particulier, dont le répertoire compte pourtant les rôles de Tristan, Lohengrin, Tannhäuser, Otello ou Des Grieux, semble porté à l’extrême limite de ses moyens lorsqu’il tente de lutter contre certains tutti fracassants. À ce détail près et malgré un certain manque de moelleux dans le timbre pour certaines répliques (le « Du wunderliche Tove » / « Ô merveilleuse Tove » concluant le neuvième Lied), le ténor fait mieux qu’assurer sa partie, au demeurant longue et écrasante : chantant son rôle sans partition, il exprime aussi bien l’amour irradiant que Waldemar éprouve pour Tove, que le désespoir ou sa révolte contre Dieu.
En Tove, la mozartienne Camilla Tilling remplace la wagnérienne Alwyn Mellor. La fraîcheur de son timbre et la délicatesse de son chant font entendre une Tove originale, plus délicate et plus juvénile qu’à l’accoutumée. La belle projection de sa voix lui permet de rester à peu près audible, à quelques réserves près –qui sont celles également émises pour Waldemar. Le Ramier n’a qu’un Lied, mais quel Lied ! La voix de Michelle DeYoung s’y déploie avec aisance (c’est la seule à ne pas totalement disparaître derrière les décibels de l’orchestre), d’un grave capiteux à un aigu franc et sonore. Elle confère au motif récurrent de « Weit flog ich » / « J’ai volé loin » une mélancolie sinistre, et à la fin de son intervention tout l’impact dramatique et le désespoir tragique qu’elle requiert.
Les autres interprètes, dont les interventions sont plus brèves, sont excellemment distribués : le bouffon Klaus de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est tour à tour drôle, grinçant, sarcastique, toujours précis. Distribuer David Soar en Paysan est un luxe ! La qualité du timbre (un beau velours noir), de la diction (excellente), de l’interprétation est telle qu’on espère pouvoir le réentendre bientôt en France dans les œuvres qui lui sont familières : Don Giovanni, Le Barbier de Séville, Billy Budd. Quant à Barbara Sukowa, spécialiste de la partie du Récitant, elle s’y montre habitée à l’œuvre : jouant de sa voix si particulière comme d’un instrument de musique, répondant avec une précision remarquable aux moindres indications du chef, elle délivre une formidable leçon de parler musical.
L’effectif colossal de l’orchestre fait que les chœurs (de la Royal Academy of Music, du Royal College of Music et de la Guildhall School of Music and Drama) sont relégués loin derrière l’orchestre. Ils ont ainsi du mal à passer sa barrière sonore dans les forte, mais font montre d’une précision et d’une virtuosité remarquables dans les moments plus calmes. Ils remportent, comme l’ensemble des artistes, un véritable triomphe.