Tristan hiératique mais d'une théâtralité vocale à Budapest
Depuis 2006, les « Budapest Wagner Days » attirent des mélomanes de toute l’Europe pour des représentations du répertoire wagnérien dans la capitale hongroise, combinant souvent de très grands noms (et des tarifs abordables). En juin, une triade d’opéras est donnée dans la salle de concert (nommée en l'honneur de Béla Bartók), les mises en scène y sont par conséquent plus ou moins réduites. Tristan et Isolde, « drame musical » du compositeur allemand arrivé à maturité est présenté dans la vision de Cesare Lievi, une version « de chambre » réduite au minimum avec un canapé, des projections maritimes, des lumières (Máté Vajda) et quelques valises. La direction d'acteurs est également réduite (chose étonnante, les deux amants éponymes sont chastement éloignés), mais les spectateurs peuvent néanmoins apprécier une soirée théâtrale et fort captivante, grâce aux prestations musicales.
Ádám Fischer, dirigeant l’Orchestre National Philharmonique de Hongrie, montre au fil des trois opéras du Festival (Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, outre Tristan et Isolde) sa grande intuition pour le drame wagnérien. Son style élégant réside dans les petites nuances plutôt que dans les effets hâbleurs, vers lesquels s'emportent certains. Sous sa baguette, ce théâtre de tension et de suspens devient le matériau d’une texture orchestrale très variée. Trois éléments surtout impressionnent : une dynamique chancelante qui met immédiatement en évidence l’impossibilité d’un apogée, la dramaturgie musicale de Tristan comme une confrontation directe avec le drame à son plus haut sommet, et l’emploi de l’orchestre pour peindre par des atmosphères les états d’esprit des personnages (notamment dans le troisième acte). Les chœurs sont également bien introduits dans l’action pour faire part du chaos total lors de l’arrivée du navire dans le premier acte, représentant l’intrusion du monde extérieur dans la sphère intime.
Remplaçant Anja Kampe, la soprano britannique Allison Oakes (Isolde) domine l’espace scénique. Une vraie « Herrin » (souveraine), persuadant et narrant, elle communique une confiance en soi et en son don pour la parole, grâce à un mouvement scénique bien équilibré et un phrasé parfaitement lié aux ondulations de l’orchestre. Chacun l’écoute avec une pleine attention, sur le plateau comme dans la salle. Si sa voix manque un peu de maîtrise et de qualité tranchante dans les aigus (bien que ce point s’améliore au fil de la soirée), elle exploite la chaleur de son registre medium-grave pour caractériser l’attirance de la princesse irlandaise.
Très demandé depuis longtemps dans tous les rôles wagnériens (hormis Siegfried), le ténor Peter Seiffert s’avère un Tristan d'exception. Son instrument se porte à merveille, passant sans heurt des graves barytonnants aux aigus scintillants, marqués par une endurance admirable et une explosibilité dramatique, aussi bien que par un lyrisme attendrissant. Son jeu, aux moyens subtils et très attentifs au texte, comprend l’impatience refoulée du premier acte autant que l’oscillation entre délire et colère du troisième. Hormis cette douleur saisissante, le temps fort du spectacle est le duo amoureux du deuxième acte.
Matti Salminen avait bel et bien annoncé que son interprétation du Roi Marke à Berlin en juin 2016 serait sa dernière, il n'a toutefois pas pu abandonner ce rôle (dans lequel il a fait ses débuts au Met en 1981). Sa basse se trouve en excellente condition et son interprétation du souverain trompé ajoute ses quatre décennies d'expérience à sa noirceur illustre et à ses aigus percutants. Le tout dans un phrasé varié, en parfait accord avec l’orchestre, avec une diction qui fait retentir chaque mot, une présence scénique toute naturelle et convaincante, un timbre qui entretient toutes les émotions du rôle, enfin une intelligence artistique qui ne sacrifie jamais l’expression pour la mise en avant de la beauté vocale.
La Brangäne de la hongroise Atala Schöck, plutôt émouvante et engagée que moralisatrice, prend sa place avec son articulation et sa belle voix pleine, qui se réchauffe et obtient son énergie sur les aigus dans le deuxième acte. De son intervention dans le duo entre Tristan et Isolde, elle fait presque une aria (alors que la "mélodie infinie" de Wagner fait exploser la division à l'opéra entre airs et récitatifs).
Dans l’interprétation vocale de Boaz Daniel, Kurwenal, l’écuyer de Tristan, devient un Chevalier de la force. Sa voix solide (mais assez dure) souligne le côté agressif du rôle plus que ses lignes mélodieuses, d'autant que sa palette d’expressions gestuelles et dynamiques est quelque peu limitée. En revanche, son instrument parfois presque ténorisant devient de manière exemplaire une manifestation de résignation et de désarroi dans le troisième acte, parvenant à une douceur vocale à l’instant de sa mort. Dans les moindres rôles, le jeune marin (István Horváth) intéresse par son alternance entre l’agression et la douceur, tandis que la voix puissante de Neal Cooper (Melot) trahit le fait qu’il chante régulièrement aussi les rôles-titres dans Tannhäuser et Tristan. Enfin, le timbre concentré de Zsolt Haja (un pilote) et le haut ténor de Zoltán Megyesi (un berger) remplissent bien leurs rôles avec un abord direct et une articulation bien audible.