Le testament musical de Roland de Lassus selon Herreweghe
L’acoustique de l’Oratoire du Louvre ajoutée à la recherche de fusions des timbres caractéristique du Collegium Vocale Gent nuisent quelque peu à l’intelligibilité de cette poésie en musique complexe. Néanmoins, la battue souple de Philippe Herreweghe qui, caressant les vers amoureusement, survole les barres de mesure, rend justice à la grâce de ces compositions spirituelles.
Les pièces de ce programme sont extraites des deux derniers recueils de madrigaux de Roland de Lassus (1532?-1594). Le compositeur wallon y exprime sa veine mélancolique, recourant majoritairement à des sonnets et madrigaux de Pétrarque et du prédicateur Gabriele Fiamma, contemporain de Lassus. Après un premier sonnet a cappella, les violes du Hathor Consort emmené par Romina Lischka, et Thomas Boysen au luth, apportent leur soutien discret aux voix soignées du Collegium Vocale sur « O tempo, o ciel », morceau éponyme de ce programme. Les vers nobles de Pétrarque provoquent des gestes de composition audacieux : la texture vocale s’élève sur le mot ciel, tandis que le vers « Ô jours plus rapides que vent ou flèches » est chanté sur des valeurs brèves, créant l’illusion d’une accélération du tempo.
Ces madrigalismes constituent la signature de l’art de Lassus et son héritage le plus fécond, car cette attention portée au texte sera le mot d’ordre des deux générations de musiciens à venir, et fonde notamment la seconda pratica monteverdienne. Quelques autres exemples méritent d’être relevés. Dans le bref « Ecco che pur vi lasso », la parole du poète devient performative : sur les mots se vi fermat’ insieme (si ensemble vous vous arrêtez), les cinq voix semblent se figer et articulent ces quelques syllabes en homorythmie. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de chanter l’espoir (Allhor cantar potrai / Della speranza il pregio altero), la polyphonie s’anime de toutes parts et les quatre voix jubilent d’une vie intérieure.
Afin d’introduire davantage de variété parmi cette musica reservata et de combler un public nombreux qu’attire peut-être plus la renommée des interprètes que la gloire du compositeur, Herreweghe propose un madrigal en pseudo-monodie : la pièce à quatre voix est ainsi chantée par un seul ténor, tandis que les violes jouent les autres parties. Cette initiative est bienvenue, compte tenu de l’acoustique de l’église, et fournit l’occasion d’apprécier les qualités individuelles des solistes du Collegium Vocale, notamment de Thomas Hobbs, qui déploie avec aisance une voix de ténor légère mais timbrée, suivant avec constance les méandres du vers. Une fantaisie de Giaches de Wert pour les violes donne une autre respiration à ce programme dense. La circulation des motifs exerce l’oreille à percevoir les enchevêtrements de la polyphonie à laquelle les violes donnent corps tout au long du concert.
Pour les instruments comme pour les voix, l’union des timbres s’opère impeccablement, mais c’est au détriment de la singularité des voix et des parties, même si l’art de Phillipe Herreweghe reste toujours au service de la solide rhétorique musicale au fondement de l’œuvre de Lassus.
La dernière pièce, « Il grave dell’età » (comprenez « le poids de la vieillesse »), est d’ailleurs exemplaire du dernier style de Lassus. L’entrée progressive des voix colore progressivement l’harmonie dans un mouvement de double extension vers les aigus et vers le grave de la large basse de Jimmy Holliday. Au deuxième quatrain, le combat quotidien contre le temps est l’objet d’une métaphore guerrière mise en musique par une succession d’accords parfaits sur un rythme d’anapeste (deux brèves et une longue) scandé à toutes les voix. Le premier couplet débute avec une tendre invocation à l’âme, appelée à survivre à l’enveloppe charnelle, et dont les plaisirs (diletti) éternels déclenchent une effusion de croches joyeuses évoquant la plénitude comblée des grands jeux d’orgue. Le consort Hathor, nommé ainsi d’après la déesse égyptienne de l’autre monde, prend soin d’accompagner avec ces dernières notes l’âme de Lassus dans l’éternité du Parnasse des musiciens.