Marianne Crebassa & Fazil Say charment le Festival de Saint-Denis
Comme il se refermera, le récital s'ouvre par une vocalise, la Vocalise-étude (en forme de habanera) de Maurice Ravel. Marianne Crebassa l'accompagne de ses mains flottant dans les airs (et de sa signature vocale : un vibrato très rapide). Audacieuse et d'emblée sûre du registre grave de sa tessiture, elle s'embarque dans cette exploration orientale de ses profondes couleurs, creusées avec l'agilité d'un médium rayonnant et d'une voix de poitrine caressée. D'autant plus sûre et libre qu'elle chante sans pupitre ce programme, interprété dès le 8 août 2017 à Salzbourg, déjà avec Fazil Say. En trois minutes de vocalises, le sourire radieux est déjà là, comme l'accueil enthousiaste d'un public qui offrira un rappel dès avant l'entracte. La mezzo-soprano prolonge alors le voyage ravélien avec Shéhérazade. La réussite est semblable à celle de son dernier album, davantage à la mesure du salon d'apparat de la Maison d’éducation des filles de la Légion d’Honneur qu'à celle de la Philharmonie de Paris (où elle avait interprété cette œuvre avec orchestre).
C'est ici au pianiste Fazil Say que revient la noble fonction de passeur entre les mondes, portant la voix de Marianne Crebassa à travers les contrées exotiques du programme. L'accompagnateur se fait véritablement interprète des partitions, presque ré-arrangeur improvisateur, tant il (se) joue des nuances, des tempi, des équilibres. Par-dessus tout, l'Orient est là, dans chaque pigment mélodique du piano (un haut-fait, sachant que cet instrument ne dispose pas des intervalles orientaux, qui sont plus petits que l'espace entre deux touches).
Fazil Say offre ainsi un duvet à la langoureuse articulation ployée de Marianne Crebassa, faite pour les mélodies de Poulenc. Une indolence calculée, mais moins conforme aux mélodies de Gabriel Fauré, que le philosophe Vladimir Jankélévitch rattachait si justement à l'équanimité (égale tranquillité de l'âme) qui doit présider aux derniers opus du maître de la mélodie française, et notamment au choix fait ici des Mirages. Elle n'est certes pas menée dans cette voix par le pianiste Fazil Say, dont la main gauche danse au-dessus du clavier, mais avec pesanteur. À l'inverse, la chanteuse peut pleinement montrer l'étendue de ses moyens sur les mélodies d'Henri Duparc (Chanson triste et Au pays où se fait la guerre), formes pour piano-voix mais croissant en des dimensions vocales opératiques.
Accompagnateur dévoué, Fazil sait aussi s'illustrer seul, dans une terrible Cathédrale engloutie de Claude Debussy (« La Mer est plus belle que les Cathédrales » lui répond en clin d'œil la première des Trois mélodies de Verlaine du même Debussy). Le pianiste qui embarque en d'envoûtantes Gnossiennes d'Érik Satie durant lesquelles, le public le dira avec admiration, « Fazil a chanté ». Plus que de la voix, il donne même de sa personne pour plonger littéralement dans l'instrument (frappant les cordes dans la table du piano, les grattant, les étouffant) pour les deux derniers épisodes de Gezi park, trilogie composée par Fazil Say lui-même "en hommage aux mouvements protestataires menés en 2013 pour s'opposer à la destruction du parc Gezi d'Istanbul", manifestations brutalement réprimées mais qui se répandront à travers la Turquie. Gezi park 2 est une sonate pour piano, démonstration d'une infinité de jeux et de révoltes : martelé, sombre, effréné, agressif, obstiné, assassin en dissonances, terrifiant pour ses fantômes mais aussi ses chants d'espérance. Le terrible oxymore de graves brutaux et d'une boîte à musique dans l'aigu. Une performance absolue (qui laisse Fazil Say littéralement écumant), signifiante, au service d'un message musical (et donc politique) : acclamée comme telle ! Gezi park 3 initialement prévu pour mezzo, piano et cordes a donc été concentré ici par le compositeur en un piano-voix : comme il s'est ouvert, le programme se referme par une vocalise (et les acclamations).
Gratifiant par deux bis les rappels sonores, Marianne Crebassa s'essaye à une improvisation sur Summertime, assumant une gêne visible dans cet exercice qui lui est peu familier, mais sachant sans doute qu'un grand moment l'attend -une fois encore- par le second bis : son rôle signature qui est aussi son bis signature, "Voi che sapete" dans son plein équilibre de minauderie et d'enthousiasme, là où son vibrato signature fait merveille.