Faust de Gounod, originel et original au Théâtre des Champs-Élysées
2018 célèbre le bicentenaire de la naissance de Charles Gounod et la capitale française peut s’enorgueillir de fêter le compositeur d'une manière exceptionnelle, notamment avec deux fantastiques (et mémorables) résurrections ! La synchronisation est même parfaite : la soirée du 14 juin 2018 marquant en même temps la dernière des sept représentations de La Nonne sanglante à l'Opéra Comique (notre compte-rendu) et l'exécution unique (en tous points) au Théâtre des Champs-Élysées de Faust. Mais comment Faust, le célébrissime chef-d'œuvre de Gounod (avec Roméo et Juliette) pourrait-il être une résurrection ? La réponse se trouve (une fois encore) à mettre au crédit du Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française) qui exhume en même temps La Nonne sanglante et le Faust "princeps", "ur-Faust", le Faust d'origine : la première version, de 1859. L'auditeur y retrouve certes les tubes légendaires de la version connue ("Salut, Demeure Chaste et Pure" et bien entendu l'Air des bijoux immortalisé par la Castafiore : "Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir"), mais près de la moitié de l'opus s'en trouve changé. Les différences vont du petit détail d'orchestration jusqu'à des ajouts et des modifications substantielles, la plus notable étant évidemment la présence de passages parlés.
Toutefois, un opéra supporte bien mieux la version de concert que les passages parlés d'un opéra-comique : si les interprètes ont l'habitude d'être éloquents en chantant sur pupitres, il leur est bien plus difficile de rendre vivants les textes qu'ils doivent lire (ils ne peuvent donc pas se regarder, se parler, interagir, se mouvoir). Les chanteurs, experts en technique vocale, savent bien entendu parfaitement placer et projeter leurs voix parlées, fort bien articuler (au point que les surtitres, bilingues durant le chant, ne s'affichent plus qu'en traduction anglaise durant le parlé !). Mais ils poussent dans la parole ces qualités à l'excès et la sur-articulation bascule dans le sur-jeu (à plusieurs moments, le public rit certes de la situation comique mais aussi indéniablement de l'exagération des effets théâtraux).
Certes, mais entre ces paroles fréquentes, il y a le chant triomphal, à commencer par celui de Benjamin Bernheim qui s'assure dès sa première phrase le succès mérité d'une prestation d'exception. D'emblée, l'équilibre de Faust est servi sur un plateau : la tristesse méditative est lyrique, la voix sombre est éclatante, à l'envi, à dessein. Il salue dès son premier air, son dernier matin, incarnant pleinement son personnage et lorsqu'il achève et prend sa bouteille d'eau, c'est comme s'il buvait le filtre de jeunesse concocté par Méphistophélès. Son premier "Je t'aime" est digne de celui de Samson (et vaincra assurément lui aussi tous les Philistins). Son "Salut, Demeure Chaste et Pure" touche au sublime, portant la douceur d'un timbre de velours sur la puissance de la voix et du sentiment (jusqu'aux aigus délicatement assurés en voix mixte). Un air bien entendu salué immédiatement par une acclamation, qui se reproduira.
Véronique Gens enchaîne alors avec la mémorable ballade de Marguerite "Il était un roi de Thulé", fort adaptée à sa voix déliée et articulée, sachant lever d'intenses accents dans le medium mezzo forte (les graves sont hélas absents et les aigus très tirés). Cette célèbre ballade enchaîne sur le tube : l'Air des bijoux qui met des étincelles dans ses yeux et sa voix (malgré un tempo excessivement rapide). C'est enfin dans l'humble prière accompagnée par l'orgue qu'elle trouve son meilleur registre.
Retrouvez nos interviews de Benjamin Bernheim et de Véronique Gens
Jean-Sébastien Bou est l'autre triomphateur de la soirée. Tenant le trop petit rôle de Valentin, il entre sur une fanfare avec sa sœur Marguerite et offre avec elle un duo d'adieu aussi bien ensemble qu'émouvant. Il saura tout aussi bien convoquer une puissance bien plus infernale que celle de Méphistophélès auquel il s'oppose, avant d'emporter énergiquement le vaillant chœur de soldats.
Théâtral Méphistophélès dès avant sa première intervention, Andrew Foster-Williams fait de grands moulinets pour poser sa partition sur le pupitre. Ses graves doux montent en une voix excessivement vibrée. Diablotin sardonique, son esprit de comédie est certes adapté au genre davantage comique dans lequel verse cette version, et il vante fort bien (malgré -mais aussi grâce à- un fort accent anglo-saxon) "le seul diable impitoyable, puissant et fort : c'est l'or !"
Dans sa robe fuchsia, Ingrid Perruche apporte la seule touche de couleur (hormis le mouchoir rouge dans la veste de Méphistophélès) dans ce plateau tout de noir vêtu. Son ramage se rapporte à son "plumage" : sa Dame Marthe verse franchement dans le théâtre de boulevard, enchaînant des accents québécois et aristocrates. La version d'origine du Faust donne d'ailleurs une place bien plus importante que la plus célèbre version à deux personnages : cette Dame Marthe ainsi que Wagner, tenu par le beau baryton d'Anas Séguin, intense et impliqué mais quelque peu engorgé dans les passages rapides. Juliette Mars en Siebel assume seule le début de l'Acte II, elle charme par ses regards mignons et enjôleurs, mais la voix vibre vite et loin des notes.
Les Talens Lyriques visent une version historiquement informée, terme qui s'applique traditionnellement à la musique baroque (qui est leur répertoire). Ils jouent sur diapason donc sur instruments d'époque (mais d'une époque bien plus tardive qu'à leur habitude) : pour coller au son du milieu du XIXe siècle, certains musiciens ont ainsi dû racheter un instrument, voire confectionner un archet ! Cela explique sans doute les problèmes de justesse récurrents et parfois très prononcés. Leurs lignes souples n'en demeurent pas moins enjôleuses et Christophe Rousset apporte une ribambelle de jeux dans le style baroque : changements de nuances très marqués en cours de phrase, maîtrise des fugues, rythmes tournants. Ses fêtes villageoises ont la pompe des fêtes Royales du Grand siècle. Avec leur léger accent, les hommes comme les femmes du Chœur de la Radio Flamande ont une grande science des nuances (toujours au juste volume pour être pleinement audibles, sans trop ressortir), mais l'articulation de messieurs leur permet d'être bien davantage en rythme que mesdames.
Mais tous les pêchés sont pardonnés : la partition se finit dans la rédemption christique (avec tutti, orgues et même cloches) : "Paix et félicité ! Christ est ressuscité ! Christ vient de renaître !" comme ce chef-d'œuvre qui n'a pas fini de surprendre.