Evelino Pidó : « Faire musique, faire théâtre »
Maestro Evelino Pidò, vous assurez la direction musicale pour l'entrée au répertoire de l'Opéra de Paris du Don Pasquale de Donizetti. Comment la première s'est-elle passée ?
Je suis absolument réjoui du résultat musical. La partition est très délicate et difficile sur le plan vocal et instrumental. J'ai beaucoup travaillé sur le style, les nuances, phrasés, pour faire musique, faire théâtre : c'est la combinaison magique, notamment pour une comédie telle que Don Pasquale.
Cet opus est également très délicat car tous les personnages sont des protagonistes. Les quatre solistes bien entendu (sans oublier le notaire qui doit lui aussi être un chanteur de caractère) mais aussi l'orchestre qui est un protagoniste capital. L'écriture détaillée de Donizetti soulignant certains instruments, certaines sections et l'ensemble relève du chef-d'œuvre d'instrumentation. Mais il faut également parler du chœur, qui, incroyable mais vrai, n'entre qu'au troisième acte. Cela paraît étrange car les compositeurs transalpins font souvent participer le chœur dès les premières scènes pour présenter, commenter l'action. Donizetti a donc fait un choix dramaturgique fort en laissant d'abord la scène aux quatre protagonistes, plus le notaire pendant le mariage.
Retrouvez notre compte-rendu de ce Don Pasquale
Que pensez-vous du Chœur et de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris ?
J'ai travaillé ici avec un chœur "de chambre", avec un nombre restreint de chanteurs mais qui sont dès lors très exposés. Le chœur a une réputation de grand niveau. Nous avons très bien travaillé, il a magnifiquement répondu. D'autant que j'ai, en ce moment, cet immense honneur de diriger le premier Don Pasquale à l'Opéra de Paris ! Il n'y avait jamais été représenté avant. Cela représentait donc pour les instrumentistes et pour les artistes du chœur un défi et un intérêt continu : ils jouaient la partition en répétitions pour la première fois. Cela m'a permis d'autant mieux de leur apporter ma connaissance du bel canto, du style, du jeu. Pour ces raisons, je suis également très content de l'Orchestre et d'un résultat magnifique, sans oublier de mentionner la grande difficulté que représente l'ouverture ! Elle est d'une richesse incroyable avec de grandes différences de tempi. Le début est comme une cascade synchronisée de rires, pas évident !
À la fin de l'ouverture, vous soufflez donc un peu en vous rassurant qu'elle soit bien passée ?
Oui, c'est passé... mais seulement l'ouverture [rires] et il reste encore presque deux heures d'opéra.
Comment vous préparez-vous avant la représentation afin d'aborder cette ouverture ?
Je n'ai pas besoin de forger une concentration excessive durant la journée d'un spectacle, mais évidemment, je me concentre et j'entre dans l'atmosphère avec l'adrénaline qui monte durant la demi-heure avant la représentation (je fais alors un peu de stretching).
Vous avez donc dû être rassuré par l'accueil du public après l'ouverture et dès l'entracte ?
La figure du chef d'orchestre, à l'évidence, est magnifique, extraordinaire mais aussi bizarre : le chef est le seul qui tourne le dos au public. Mais, on peut absolument entendre s'il y a dans la salle une attention, une concentration, une atmosphère particulière. Or, dès la première note de l'ouverture de Don Pasquale à Garnier, j'ai entendu quelque chose de spécial, presque magique. À la fin de l'ouverture, j'ai déjà presque senti une explosion d'applaudissements, qui m'a fait plaisir évidemment, mais pas uniquement pour moi : j'étais très content pour l'Orchestre, pour le spectacle et pour le théâtre. Le chef d'orchestre doit, aussi, être altruiste. Ce métier est celui du numéro un (j'ai le dernier mot) mais aussi et absolument, un travail d'équipe.
Avez-vous également entendu, tout à la fin, un sifflet ?
Oui, j'ai entendu et je me suis mis à rire ! Que je vous explique : à Paris, j'ai toujours quatre ou cinq personnes, qui viennent systématiquement à mes premières pour siffler ! Cela arrive seulement à Paris (mais dans toutes les salles de Paris : aussi bien à Bastille, Garnier, au Théâtre des Champs-Élysées). J'ai pourtant un accueil unanime partout dans le monde, mais si les gens ont payé leur billet (j'espère que c'est le cas de ces personnes), c'est aussi une démocratie et ils ne sont que deux-trois personnes contre 1.800. L'essentiel du succès, je le répète, est pour moi celui de l'œuvre, c'est en ce moment celui de Don Pasquale à Paris.
Quelle est votre relation avec le Palais Garnier ?
J'ai fait plusieurs projets à l'Opéra de Paris, mais toujours à Bastille. Sauf en 2000, lorsque j'ai dirigé à Garnier L'Italienne à Alger. 18 années sont passées, certes j'y ai revu des opéras comme spectateur, mais retourner dans la fosse m'a apporté des émotions incroyables. Il y a une grande Histoire dans ces murs.
Quelle est votre vision concernant les mises en scène d'opéra ?
Il y a, je trouve, une tendance qui va croissante consistant à surtout s'intéresser aux mises en scène, à ne plus parler que de cela. Pour ma part, je viens de l'ancienne école italienne, d'une tradition qui place le chef d'orchestre en numéro un. Évidemment, le chef ne va pas changer une mise en scène, mais il peut et il doit imposer des éléments. Par exemple, pour le Don Pasquale je voulais absolument que le rideau soit fermé durant l'ouverture, en hommage à l'orchestre, à Donizetti.
Cela étant dit, je suis en faveur des visions modernes, mais il faut avant tout respecter la musique et la pensée théâtrale du compositeur. Nous, les interprètes -les instrumentistes, chanteurs, chefs d'orchestre et metteurs en scène- sommes des interprètes. Les génies sont les compositeurs. À l'époque de ces ouvrages, la mise en scène était absolument secondaire. Il me semble toutefois juste que les metteurs en scène proposent une autre vision, mais il faut convaincre. Même certains metteurs en scène qui ne connaissent pas la musique parviennent à être convaincants grâce à leur sensibilité.
Pour ma part, et réciproquement en tant que musicien, je trouve fondamental de connaître le théâtre, je vois beaucoup de pièces. Or, combien de chefs d'orchestre connaissent l'art dramatique ? Très peu. C'est un véritable problème qui empêche de se retrouver sur une production comme des interlocuteurs : il faut un échange même vif entre chef et metteur en scène, c'est la vitalité du théâtre.
Et comment vient également se rajouter le rapport avec les interprètes ?
Au contraire de certains de mes collègues, j'ai un immense respect pour les chanteurs. Il suffit de voir ces hommes et ces femmes pour les admirer : ils vont au-devant du public avec simplement leurs deux cordes vocales, leur instrument naturel pour s'exposer à 101 %. Physiquement, ils sont sollicités à l'extrême, ils peuvent être très fragiles et à la fois très fort. Je les respecte comme tous les artistes : il est évident que le chef doit monter la grande mosaïque qu'est un spectacle et être de fait l'interlocuteur pour tous les participants. C'est pourquoi je suis particulièrement fier de la réussite de ce Don Pasquale, qui repose sur une atmosphère très positive entre nous.
Comment l'obtient-on ?
D'abord il faut être un grand musicien : convaincre (comme je suis très heureux d'une mise en scène moderne si elle est convaincante). Cela repose aussi sur ma manière d'être avec les chanteurs : m'adapter aux différentes psychologies, personnalités, langues et cultures. Surtout, ne pas avoir de masque, être naturel, agir en chef, mettre en œuvre tout son savoir-faire et son respect. Cela se construit jour après jour et je continue d'admirer la joie qui règne parmi cette distribution et dans leurs prestations : c'est la clef. Je remercie bien évidemment l'Opéra national de Paris, de réunir une telle distribution.
Cette saison, vous avez déjà donné Don Pasquale à l'Opéra d'État de Vienne, comment travaillez-vous de nouveau une œuvre entre deux reprises ?
Je revois évidemment la partition. J'ai une ligne musicale, mais replonger dans le travail préparatoire est une recherche permanente qui invite à se nourrir de nouveauté, à changer. Autre exemple, je reviendrai à Paris pour La Cenerentola que j'ai déjà dirigé plusieurs fois (notamment en 2004 au Théâtre des Champs-Élysées avec La Garanča), mais je referai une relecture : nous changeons comme homme, alors imaginez comme artiste !
Avez-vous vu la mise en scène de La Cenerentola par Guillaume Gallienne en juin 2017 ?
Oui, j'étais invité par le théâtre pour voir la première, sachant que j'allais diriger la première reprise. C'est un très bel ouvrage !
Guillaume Gallienne était d'ailleurs dans le public de Don Pasquale, tout comme le Premier Ministre français, Édouard Philippe, le saviez-vous ?
Oui, le Premier Ministre est venu me voir dans les coulisses et nous avons pu échanger : il souhaitait me rencontrer et il était content du résultat, ce qui m'a fait plaisir. Je suis italien mais résident à Paris, j'aime Paris et la France.
Ce fut un bonheur d’avoir le premier ministre @EPhilippePM dans la salle et de pouvoir partager avec lui le plaisir de la musique et de la scène ! Merci monsieur. pic.twitter.com/eGpbIQFFPB
— Florian Sempey (@FlorianSempey) 10 juin 2018
Cela nous amène inévitablement à penser à la situation politique en Italie. À quel point suscite-t-elle votre inquiétude ?
J'ai quitté l'Italie à cause de cela ! Non pas seulement des dernières élections : cela fait sept ans que je vis en France. Évidemment je vais à Turin, ma ville natale et celle de ma famille et, je ne le dis pas seulement parce que je suis italien, mais l'Italie pourrait être le plus beau pays du monde ! Il contient le plus beau patrimoine historique : le plus petit des villages peut renfermer des chefs-d'œuvre. Il y a tout : mers, forêts, lacs, montagnes, sans oublier la nourriture extraordinaire. Nous pourrions vivre simplement du tourisme. Mais aussi, je me permets de le dire en tant que musicien, nous avons la plus belle langue. L'italien a une musicalité unique (ce qui ne m'empêche pas d'aimer l'espagnol ou le français). J'ai d'ailleurs un grand respect des français qui défendent leur langue contre les anglicismes. Chapeau ! Je me désole de voir tous les mots anglo-saxons envahir l'italien alors que vous dites ordinateur (pas computer), même lorsque vous utilisez un mot anglais vous le prononcez à la française (budget avec un ü et un è), vous écrivez même les mots anglais à la française (pique-nique et pas picnic, bouledogue) !
Je trouve, et c'est lié, que vous défendez votre État. Vous vous plaignez parfois des services publics mais vous savez aussi résister pour ce que vous avez obtenu. Alors qu'en Italie, des théâtres, des orchestres ferment... Si j'étais Ministre de la Culture, je rendrais obligatoire la musique dès l'école maternelle, mais pas une heure par semaine : tous les jours, et surtout du chant. Jusqu'à l'université : chanter avant les cours. Qu'existe-t-il de plus beau, de plus libératoire que la voix humaine ? C'est un trésor, un bijou.
En parlant de langue française, vous allez aborder l'œuvre de Meyerbeer, comment vous y préparez-vous ?
Je me suis beaucoup intéressé à ce compositeur et je l'étudierai attentivement cet été, pour préparer Robert le Diable (en version concert à La Monnaie) mais aussi pour une nouvelle production, dans le futur. C'est un compositeur qui m'a toujours fasciné et lorsque j'étudie de nouvelles œuvres, je fais en parallèle des recherches littéraires, historiques, philosophiques et sociales. Être chef d'orchestre veut dire pour moi avoir une vision globale. Pour faire cette préparation, je prends toujours des périodes de congé (je ne travaille pas comme un acharné).
Vous êtes très présent à l'Opéra d'État de Vienne, qu'est-ce qui vous lie autant à cette institution ?
Dominique Meyer, dès sa nomination en tant que directeur en 2010, m'a invité à échanger et m'a lancé un défi : défendre seulement le répertoire italien, donner ma connaissance aux musiciens sur Verdi, Puccini, le bel canto et le vérisme ! Tout a décollé dès 2011 avec l'extraordinaire triomphe d'Anna Bolena (avec Netrebko, Garanca, D'Arcangelo, Meli) et la tournée au Japon en 2014. Le feeling est passé dès la première minute entre moi et cet orchestre formidable (même si au début, ils donnent l'impression de radiographier le chef). Ils me rendent le plus beau des hommages lorsqu'ils me remercient pour leur avoir transmis une part de musique italienne. Dominique Meyer continue de me faire confiance, il m'offre aussi des nouvelles productions (comme la nouvelle Lucia di Lammermoor mise en scène par Laurent Pelly avec Flórez, Peretyatko, Petean), mais il me demande aussi de faire des spectacles sans répétitions.
Quels souvenirs avez-vous de Laurent Pelly et de ses mises en scène ?
Je l'aime beaucoup, j'ai pour lui du respect et une estime absolus. Nous avons partagé de magnifiques projets avec lui (et son équipe), notamment Le Roi malgré lui d'Emmanuel Chabrier à Lyon et L'Élixir d'amour à Bastille. Il est venu à la fin des répétitions, puis après la première et il m'a fait un infini plaisir en me disant : "Evelino, tu m'as bouleversé, je ne savais pas qu'on pouvait faire un tel Élixir, musicalement et théâtralement, avec des rythmes incroyables." Laurent a ce goût et cette sensibilité pour le comique. Pour Lucia qui n'a rien du caractère comique, nous allons maintenant nous retrouver (et nous en avons déjà parlé) sur le côté plus nostalgique.
Est-ce que les postes de Directeur musical sont pour vous des objectifs ?
Jusqu'à présent j'ai refusé plusieurs fois ces postes, en Italie, en Amérique et en France, mais avec l'âge (presque comme Don Pasquale, [rires]) je vais prendre désormais ces horizons possibles en sérieuse considération et peut-être prendre un poste d'importance dans une grande maison. Je pense en effet être parvenu à une certaine maturité, comme homme et comme artiste, alors que je préférais jusqu'à maintenant être invité.
Souhaitez-vous encore élargir votre répertoire ?
J'ai déjà presque tout le grand répertoire italien avec le bel canto, le vérisme, mais aussi beaucoup de votre répertoire français que j'ai dirigé à l'étranger. J'aimerais toutefois un jour faire Les Pêcheurs de perles, mais aussi Pelléas et Mélisande, ainsi que Berlioz ! Il me reste aussi à diriger Nabucco de Verdi et Turandot de Puccini. Chez Mozart (que j'ai beaucoup dirigé) j'aimerais aussi faire La Flûte enchantée et Lucio Silla, mais également, alors qu'on ne m'attend pas sur le répertoire allemand, Fierrabras de Schubert, Le Freischütz et Obéron de Weber ainsi qu'un petit bijou que j'adore : La Chauve-Souris de Johann Strauss fils.