Poétique et terrible Faust de Gounod à l’Opéra de Saint-Étienne
En 1828, grâce à la traduction de Gérard de Nerval de la pièce, en deux parties, Faust du dramaturge allemand Goethe, le mythe du docteur ayant pactisé avec le diable à la fin du XVe siècle inspire également de nombreux artistes romantiques français. Charles Gounod (1818-1893) découvre la tragédie lors de sa 26ème année et, de tout temps très attiré par le théâtre, nourrit déjà le désir d’en faire un opéra. Il découvre également l’adaptation de la première partie du drame fantastique du poète allemand par le dramaturge Michel Carré, Faust et Marguerite (1850). C’est à partir de ce texte que Jules Barbier compose le livret de l’opéra en cinq actes, qui fut créé le 19 mars 1859 au Théâtre lyrique de Paris.
Délaissant la seconde partie du Faust de Goethe, plus philosophique, l’œuvre de Gounod met alors en avant l’histoire d’amour entre le vieux docteur Faust, qui pactise avec le très sournois Méphistophélès pour retrouver la jeunesse et ses plaisirs, et la jeune et pure Marguerite. L’irresponsabilité de Faust redevenu jeune entraîne, malgré lui, tout ce qu’il aime vers une fin tragique.
Le jeune metteur en scène Julien Ostini veut valoriser à la fois la délicate poésie de la passion amoureuse et la terrible morale de l’échec d’un monde égoïste, mû par le seul désir de l’immédiateté des plaisirs. Le plateau est alors une ruine d’un amphithéâtre en bois, recouvert de cendres – restes de « l’incendie du savoir ». Au centre est tracé un cercle de lumière, comme une scène dans la scène, une sorte de refuge dans cet univers sombre.
Les changements de décors reposent essentiellement sur l’utilisation ingénieuse de rideaux, souvent transparents, sur lesquels sont projetés de subtils effets vidéo. Pour l’acte I, le monde des plaisirs dans lequel Faust se prépare à rentrer est séparé de lui – et du public – par un rideau de chaînes. Celui-ci étant certes un obstacle symbolique, il en est également un obstacle visuel, empêchant le spectateur de s’immerger véritablement dans l’œuvre. Il s’ouvre heureusement lors du deuxième acte. Pour l’acte suivant, de hauts rideaux de tulle noir, disposés sur différents plans, permettent une mise en relief de jolies projections semi-abstraites d’arbres, parfois immobiles ou mus par un doux vent. Ces éléments de décors – signés Bruno de Lavenère qui co-signe également les costumes avec Julien Ostini – sont aussi des accessoires avec lesquels interagissent les protagonistes, qui les tirent dans un sens ou dans l’autre, voire les arrachent. Le cercle au centre du plateau, d’abord recouvert de bois, est ensuite d’un noir brillant – dangereusement glissant pour les solistes et les choristes, surtout lorsque mouillé – et enfin recouvert de cendres roses – un matériau apparemment tout aussi instable. Outre les projections vidéo, les lumières de Simon Trottet mettent en valeur les différents lieux et atmosphères, par l’utilisation de prédominances, souvent très crues. La salle elle-même est en partie illuminée d’un bleu-violet lors du choral final. Elles participent parfois aux mouvements de folies, notamment lorsque la valse « Ainsi que la brise légère » qui clôt l’acte II devient electro dance – le décalage amusant n’en paraît pas moins pertinent.
La musique de Gounod requiert un important sens de la déclamation de la langue française, toute la distribution de ce soir en manifeste un travail de diction remarquable. Le ténor Thomas Bettinger, qui interprète Faust, gagne rapidement en consonnes avec son premier air « Salut, ô mon dernier matin » (acte I). Sa voix au timbre clair et chaleureux peut montrer une maîtrise du souffle incertaine, avec de malheureux à-coups en fin de phrase, notamment dans « Quel trouble inconnu » (acte III) mais il sait toucher son public, par exemple lors de l’air fameux qui suit « Salut, demeure chaste et pure » (acte III). Il est tout à fait convaincant dans les ensembles, tous homogènes, il s’en sort même très bien malgré sa difficulté – apparente aux yeux mais non aux oreilles – et trouve une assise stable sur les cendres glissantes dans « Anges purs, anges radieux » (acte V).
La soprano Gabrielle Philiponet incarne parfaitement la pure jeunesse de Marguerite, de son joli timbre à la projection bien maîtrisée, au vibrato peut-être parfois un peu trop présent. Si elle fait preuve d’un très joli « J’ai peur, je frissonne » (acte IV), elle manque sans doute d’expressivité pour que les quelques spectateurs convaincus osent affirmer leurs applaudissements. Elle est évidemment applaudie pour le célèbre air des bijoux « Ah ! je ris de me voir si belle » (acte III), bien qu’elle y paraisse manquer d’aise, très vigilante aux gestes du chef, trop loin encore de l’interprétation euphorique d’une jeune fille qui s’autorise l’éphémère liberté d’être une autre.
Le baryton-basse Nicolas Cavallier incarne un
Méphistophélès au jeu et à la voix terriblement charmants et
assurés. Il manque peut-être de profondeur pour être
l’épouvantable et autoritaire maître des Enfers dans le
« Souviens-toi du passé » (acte IV) mais est un
convaincant séducteur sans scrupules dans sa sérénade « Vous
qui faites l’endormie » (acte IV). Le baryton Régis Mengus est un Valentin, le frère de Marguerite, viril, suave et
puissant, dès son premier air « Avant de quitter ces
lieux » (acte II). Il est très convaincant lors de la
cavatine, terrible malédiction contre sa propre sœur, « Si
Dieu te pardonne, sois maudite ici-bas » (acte IV). Le
jeune malheureux et fidèle Siébel est incarné par la mezzo-soprano
Catherine Trottmann, toujours très touchante par son interprétation
scénique et vocale, par son timbre riche et lumineux. Elle manque parfois un peu de puissance mais l’équilibre avec
l’orchestre est si soigné qu’il met en valeur son expressivité.
La gouvernante de Marguerite, Dame Marthe, est interprétée avec
assurance et naturel par la mezzo-soprano Marie Gautrot, par son
timbre homogène et très agréable. Enfin, le compagnon de Valentin,
Wagner, est chanté par le baryton Simon Dubois, à la voix bien
projetée et claire dans les parties récitées, un peu moins dans
son chant, qui souffre d’une légère avance sur l’orchestre.
Le Chœur lyrique Saint-Étienne Loire, préparé par Laurent Touche, fait preuve durant toute l’œuvre d’une belle énergie et d’un bel investissement. Il est toutefois dommage que lors du premier acte le rideau de chaînes lui soit un obstacle pour voir le chef. Le résultat est prévisible : les femmes ne sont d’abord pas ensemble pour « Paresseuse fille » (acte I), elles le sont davantage dans l’énergique et festif « Vin ou bière » qui ouvre l’acte II, mais font alors preuve d'une prudence qui ne sied pas à l’air, contrairement aux hommes, plus téméraires mais souffrant d’un gros problème de mise en place, faisant entendre des vocalises très savonneuses. Toutefois, dès que ce rideau est retiré, les artistes du chœur gagnent en confiance et en homogénéité. On retiendra notamment le majestueux choral « C’est une croix qui de l’enfer nous garde » (acte II) ou le fier retour des soldats « Gloire immortelle à nos aïeux » (acte IV).
Dirigé par leur énergique, très attentif et excellent premier chef invité, David Reiland, l’Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire fait entendre, dès l’ouverture, des couleurs magnifiquement recherchées, par la mise en valeur des harmonies et l’interprétation des nuances. Les cordes se montrent parfaitement homogènes, le chant des violons et de la flûte sont interprétés avec une exquise délicatesse. Au tout début du premier acte, les musiciens, sans doute encore transportés par leur belle ouverture, sont trop présents par rapport au plateau, mais David Reiland veille et rééquilibre très rapidement la sonorité de la fosse. Il est toutefois dommage que les vents n’aient pas davantage travaillé leur justesse, qui fait parfois défaut.