Franco Fagioli fait revivre le mythe des castrats à l’Opéra de Versailles
Dès la première intervention de l'Orchestre Baroque de Venise, le public sait que la partie orchestrale du concert sera de qualité. De fait, l’interprétation sensible et virtuose des pages orchestrales qui viennent rythmer la soirée vaudra aux musiciens de l’orchestre un immense succès, notamment après l’étourdissante Follia de Geminiani (d’après Corelli), dans laquelle le premier violon et le violoncelle font assaut de virtuosité. Mais c’est bien sûr le contre-ténor argentin que le public attend avec une impatience palpable.
Le programme proposé par Franco Fagioli à l’Opéra Royal de Versailles permet certes de mettre en valeur sa voix et sa technique vocale, mais il n’est pas le plus adapté à la thématique du cycle dans lequel il s’inscrit (Hommage aux castrats), plusieurs rôles interprétés par le contre-ténor ayant en fait été créés par des femmes ! C’est le cas, par exemple, du héros éponyme d’Orlando furioso de Vivaldi, créé par la contralto Lucia Lancetti, ou encore du jeune Licida dans L’Olimpiade, là encore un rôle travesti créé par Angela Zanucchi (le choix de Franco Fagioli est d’autant plus curieux que L’Olimpiade comporte deux rôles créés par des castrats, dont le célèbre Marianino Nicolini, alors au seuil de sa glorieuse carrière). Quoi qu’il en soit, les pages retenues, tantôt virtuoses, tantôt élégiaques, constituent un très beau programme, susceptible de satisfaire l’amateur de prouesses vocales comme celui d’émotions plus lyriques.
L’entrée en scène du contre-ténor argentin est à l’opposé de celles de Filippo Mineccia, lequel a pris soin, dans le concert précédant immédiatement celui de son confrère, de toujours apparaître le plus discrètement possible afin de ne pas susciter d’applaudissements (voir compte rendu ici). Franco Fagioli, lui, hésite à entrer (« Est-ce à moi ? Tout le monde est-il prêt ? Puis-je y aller ? » semble-t-il s’interroger en coulisses), avant d’apparaître d’un pas vif et tout sourire, sous les acclamations du public. Un running-gag qui se répétera jusqu’à la dernière de ses apparitions, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Sur scène, à la sobriété de Filippo Mineccia répond ici une théâtralité exacerbée : si le chanteur ferme parfois les yeux, c’est pour mieux les écarquiller quelques secondes après, fixant un spectateur ou un musicien d’un air tantôt langoureux, tantôt furieux.
L’ambitus vocal du contre-ténor est sidérant, de l’aigu ajouté à la fin du « Dopo notte » d’Ariodante aux graves abyssaux du « Crude furie » de Serse, (proposé en bis). Les vocalises s’extériorisent toutes dans un staccato un peu agressif, avec un contraste volontaire et recherché entre le registre aigu (dans lequel la voix s’amenuise quelque peu) et des graves profonds tous très sonores et extrêmement poitrinés, semblant presque sortir d’un autre gosier, avec un effet dramatique incontestable quand ils se posent sur certains mots (« Nel profondo cieco mondo » / « Dans ce monde profond et aveugle », Orlando furioso), plus curieux quand ils se posent sur d’autres, qui ne s’attendaient peut-être pas à une telle mise en relief (le mot « consoler » dans l’air du Pastor Fido de Haendel, le mot « terre » dans le Dopo notte d’Ariodante).
Quant à l’émotion, elle point à plus d’une reprise, notamment dans le sublime « Scherza infida » / « Ris, infidèle… » d’Ariodante, ou encore dans l'Ombra mai fu de belle tenue qui clôt le concert. Certaines phrases, semblant suspendre le temps (avant la reprise da capo par exemple, ou à la fin d’un air) sont également particulièrement soignées par le chanteur. Ainsi dans l’air d’Imeneo (Haendel) par exemple, les phrases « i sospiri del mio cor » (« les soupirs de mon cœur ») ou « La conduca il Dio d’Amor ! » (« la conduise le Dieu de l’Amour ! ») font toutes deux l’objet d’un traitement particulier : lent et progressif diminuendo, trille battu rapidement et sèchement, blanchiment de la voix qui meurt tout en laissant malgré tout rouler de façon sonore le « r » final.
Si le plaisir est dans le changement, alors les spectateurs ayant assisté successivement aux récitals de Filippo Mineccia puis de Franco Fagioli ont dû être ravis, tant les deux concerts sont différents, à tout point de vue. Le public fait un triomphe au contre-ténor argentin : il éclate en rires (même lorsque le chanteur susurre un simple « merci ») ou en applaudissements après chacune de ses interventions, semblant faire revivre la folie qui accueillait en leur temps les performances d’un Farinelli ou d’un Siface.