Bruxelles, Bartók et Barbe-Bleue, trigonométrie du miroir et de la folie
Deux partitions littéralement cinématographiques, qui se prêtent au jeu de l’intemporel, entre opéra et pantomime, théâtre et danse contemporaine. L'éblouissement est aussi certain qu'immédiat à l’ouverture du rideau. Le décor de Christophe Coppens est immuable, de verre taillé et miroitant : c’est sous la forme d’un palais des glaces dont personne ne sort qu’apparaît Barbe-Bleue.
Silhouette effrayante, roi solitaire à la contenance sombre et sanguinaire, Barbe-Bleue tient de ces personnages de conte qui hante l’enfance. Perdu, presque fantomatique dans ce prisme géant, c’est une version plus ancienne de Barbe-Bleue qui se dessine, plus ascète, moins violente, un anti-héros reclus dont la quiétude est bouleversée par Judith, jeune femme aux troubles freudiens, éprise d’un amour samaritain.
Et voilà que Judith vient troubler le silence au château, et que les voix enfin se réveillent. Le palais des glaces se pare d’une lumière glacée, les violons lancinants saignent les premières veines et les graves d’Ante Jerkunica préludent une qualité à la mesure de la partition. Puissants, ces graves s’apparentent à des râles sombres et terrifiants. Perché au sommet de son palais des glaces, réduit, Barbe-Bleue campe une noblesse déchue dont les notes viennent avec pesanteur s’échoir sur les angles d’un château vide.
Première œuvre scénique de Bartók, Le Château de Barbe-Bleue fut considéré comme une oeuvre trop sombre par ses contemporains. Elle témoigne pourtant d’une magnifique rigueur, d’une composition cyclique, et d’un romantisme effroyable et fatal (comme dans la vision de Warlikowski, sous verre également, et récemment revue à Garnier).
Le duo, magistral de puissance dramatique, trouve en Nora Gubisch, intrusive et subtile, une voix féminine dont la complexité est rare. Naturelle, légèrement soufflée, la voix de la mezzo-soprano surprend par des graves assumés, tranchants, et des aigus sensibles, au service d’un dramatique des plus naturels. Pas de chichis, les larmes connues des rôles opératiques féminins ne sont plus faites d’eau et de sel mais cette fois-ci de sang. Résolue et happée par le besoin de connaissance, Nora Gubisch passe les sept portes damnées et s’enfonce peu à peu dans le piège de verre.
Barbe-Bleue parle de liberté, du libre-arbitre d’échouer, et les voix sont à la mesure du message. Chacun campe une dualité, faite de résolution et d’une fatalité amoureuse, l’un enterrant l’autre, les voix se heurtent de puissance, courtes, tranchées et soufflées.
Ante Jerkunica marque une sensibilité induite, profonde et sombre. Ses graves pénétrants de basse sonnent avec une aisance révoltante, balancée par des aigus plus discrets, et moins nets chez Nora Gubisch. Car les faiblesses des femmes se heurtent aux faiblesses incompatibles des hommes, chacun s’abîme vers une solitude.
La voix des deux chanteurs évolue, comme une balle qu’on lance à un adversaire, les retours de plus en plus dramatiques et violents, glissant vers un silence absolu. Les éclats de verre tranchent, aux sons aigus des cris féminins qui trouveront dans la chorégraphie du Mandarin Merveilleux un jeu de mimes d’une violence inouïe.
Comme à son habitude, la direction d'Alain Altinoglu rend la très belle vivacité de la partition, nerveuse et frénétique, le temps bartokien est ici souple, flexible et le chef joue de cette dualité avec une finesse rare, un hommage rendu par l'Orchestre symphonique à l'obsession de Bartók et à son organisation méticuleuse des notes, mais avec en outre une touche de liberté dans un espace sonore redoutable. Les Chœurs de la Monnaie préparés par Martino Faggiani endossent avec puissance le rôle de témoins, par le grand rayonnement des voix et leur placement dans la loge d'avant-scène.
Sur une note plus légère, burlesque et pourtant violente, Le Mandarin Merveilleux éclate de couleurs et offre aux décors une transformation brutale. Le silence du château de verre éclate et révèle une maison close, lieu de perdition où la loi de la survie s’impose avec le corps. Pièce pantomime de Bartok encore, c’est avec une distribution très jeune et résolument provocatrice que les jeux de corps, malsains, évoquent une distillation contemporaine d’Orange Mécanique, un défilé Moschino et un show Drag. Curieux, osé.
De la pesanteur de l’amour, de la violence des hommes et de la folie des femmes, ces thèmes toujours modernes sonnent d’une actualité tragique. Une Ôde au combat amoureux et à la physique des corps, des guerres humaines et solitaires.