La Nonne sanglante sort de l’oubli au Comique
L’œuvre porte le sceau du génie de Gounod. Écrite cinq ans avant Faust, La Nonne sanglante est un Grand Opéra à l’orchestration fournie, savante et variée, d’une grande expressivité, d’une réelle originalité. Les airs sont émouvants et les ensembles captivants, à la fois complexes dans leur écriture contrapuntique et d’une beauté enivrante. Le livret de Scribe, pourtant refusé par les plus grands compositeurs de l’époque, délivre une action sans temps mort, portée par un texte subtil, dont les mots seuls forment déjà une mélodie. Qu’une telle œuvre ne se découvre au public français qu’aujourd’hui laisse perplexe !
La mise en scène de David Bobée (sa seconde à l’opéra après The Rake’s progress) est à la fois sobre et épurée, moderne dans son esthétique et fidèle au livret. Durant l’ouverture, des images d’Epinal révèlent au public les événements précédant l’intrigue dans un enchevêtrement des temporalités : durant le récit des combats opposant les familles Luddorf et Moldaw, vêtues de cuirs modernes et d’armures anciennes, des actions figées ou au ralenti sont placées sur le même plan que des actions à vitesse réelle pour un rendu très cinématographique. Plus tard, la vidéo viendra illustrer (sans grand apport dramaturgique) les propos et les lieux. L’épure de la scénographie laisse s’exprimer le théâtre (univers de prédilection de Bobée) et une direction d’acteurs très aboutie.
Le premier d’entre eux, Michael Spyres (en Rodolphe), se voit confier un rôle aux proportions exagérées : en largeur par sa présence scénique et l’étendue de ses airs, en hauteur par l’ambitus (écart entre les notes extrêmes de la partition) vertigineux qu’il nécessite, et en profondeur par la variété des sentiments qu’il doit incarner. Peu de ténors peuvent s’y confronter, mais Spyres en fait indéniablement partie. Si l’aigu apparaît tendu dans ses premières interventions, son chant s’assouplit au fil de la soirée, se module et se nuance (son long « à minuit » se fait doux et délicatement vibré). Une belle maîtrise du souffle et une technique saine lui permettent de tenir jusqu’au bout sans paraître fatigué. Sa diction, légèrement nasale, produit un français très compréhensible malgré quelques imperfections (un « u » trop ouvert transforme par exemple « mon âme émue » en « mon âme aimée »).
Très engagée théâtralement, au point de provoquer des frissons dans sa dispute finale avec Rodolphe, la soprano Vannina Santoni fait évoluer son personnage de la guerrière rebelle à la princesse rangée, de la tendre amante à la fiancée grondante : de même son chant sait se faire caressant ou tranchant. Si la voix peut encore gagner en largeur, elle s’épaissit déjà sans perdre sa pureté. Le rôle-titre est confié à Marion Lebègue, ombre glaçante à la gestique éthérée, soutenue par des timbales précises et dures. Elle aussi doit composer avec un ambitus gigantesque, sollicitant à la fois des graves caverneux et des aigus aiguisés, gardant toujours un vibrato léger et rapide.
Annoncé souffrant, André Heyboer assure son rôle sans faiblesse apparente, s’appuyant sur un instrument maîtrisé (il chante même allongé sans altérer le timbre). Tout juste les aigus sont-ils légèrement tirés et le timbre un peu mat. Les médiums en revanche sont charpentés et très variés en couleur. Charismatique, il sait se faire dur et intransigeant au début, pour mieux casser la carapace à la fin et dévoiler l’humanité de son personnage. Jodie Devos campe un pimpant page Arthur, à la démarche et aux mimiques de titi parisien qui égaient le public. La voix est à la fois assise et légère, le phrasé vif et sautillant, toujours signifiant. Son timbre est à la fois charnu et clair, ses trilles fins et intenses. Jean Teitgen offre sa voix large à l’Hermite Pierre, aussi lumineuse dans les profondeurs que caverneuse dans les hauteurs. Sa projection, sa belle diction et la richesse de ses harmoniques, homogènes sur toute sa tessiture, donnent à son chant une noblesse imposante. Si bien qu’on en redemanderait ! Qu’à cela ne tienne, un oubli de texte l’obligeant à reprendre son air, il offre un bis impromptu au public magnanime.
Luc Bertin-Hugault est un Baron de Moldaw au timbre pur et à la voix sonore, légèrement fragile dans l’aigu. Enguerrand de Hys apparaît d’abord en Veilleur de nuit, avec son timbre riche. S’il apporte une vraie douceur à l’angélus, il pourrait s’appuyer davantage rythmiquement sur la musique carillonnante. Il reparaît ensuite en Fritz face à l’Anna d’Olivia Doray à la voix fine et virevoltante.
Laurence Equilbey à la tête d’Insula Orchestra parvient à maintenir la tension tout au long de l’œuvre en définissant avec précision les contours de chaque ambiance peinte par Gounod, variant soudainement les couleurs lorsque l’intrigue (et la partition) le réclame, montrant dans cet exercice son implication dans le travail dramaturgique : ainsi apparaissent clairement les moments d’introspection ou de crispation, de fête ou de fantastique, d’amour ou d’horreur, de repentance ou de recueillement. Christophe Grapperon mène quant à lui un Chœur accentus bien en place et très sollicité théâtralement.
Une telle œuvre ne pouvant décemment pas retourner prendre la poussière dans des bibliothèques, d’autres maisons doivent maintenant s’en emparer pour la faire découvrir à leur public et valoriser la richesse de notre patrimoine musical. La salle pleine de l’Opéra Comique réserve une véritable ovation à l’ensemble des protagonistes : à bon entendeur !
Il reste quelques places pour ce spectacle, à réserver ici !