Muses naissantes : inspirations arcadiennes de Couperin
Il y a 350 ans naissait le Grand François Couperin (1668-1733), grand maître du clavecin français et musicien de la Chambre du Roi. Louis XIV avait sans doute compris son rôle royal sur la scène politique. Il se préservait toutefois des moments privilégiés grâce aux musiciens de sa Chambre, et particulièrement au modeste et discret François Couperin : loin des bruits de la cour, seuls l’Harmonie et l’Amour règnent avec simplicité sur les bergers et les bergères.
Ces paysages, le claveciniste Brice Sailly les reconnaît dans les peintures de Jean-Antoine Watteau (1684-1721) et de Charles Le Brun (1619-1690). Le philosophe Roland Barthes inspire aussi sa vision picturale de la musique de Couperin. Si le musicien n’hésite pas à citer l’écrivain-philosophe dans sa notice, il lui emprunte également le titre d’un de ses ouvrages sur la photographie, La Chambre claire (1980), pour nommer l’ensemble instrumental de son récital. Selon Barthes, la photographie reproduit son objet d’une manière indiscutable et précise. Les tableaux de Le Brun recherchaient déjà cet équilibre des couleurs et de la clarté. Il en est exactement de même avec l’œuvre musicale de Couperin et l’interprétation de Brice Sailly.
À l’écoute de cet enregistrement, l’auditeur est transporté dans une galerie de cinq peintures, constituées de pièces pour clavecin seul, de trios avec voix et de pièces d’ensemble. Brice Sailly et La Chambre claire y soignent chaque opposition de couleurs avec subtilité et clarté, notamment dans les beaux extraits des Suites du recueil des Nations ou le gai Forlane, du quatrième des Concerts royaux. Après contemplation de ces paysages arcadiens avec la première partie de La Couperinète, l’auditeur se retrouve spectateur des jeux innocents et heureux des amours naissantes, particulièrement dans L’Adolescente, extrait des Petits-Âges. Dans L’Amour au berceau, les archets glissent sur les cordes et les doigts caressent les touches du clavecin, invitant à la rêverie et au repos. Les musiciens évitent de prendre un tempo exagérément lent, piège pourtant facilement tendu par ce balancement qui peut vraiment inviter au sommeil. L’oreille se repose mais est toujours attentive, c’est le temps qui s’arrête lors des Ombres errantes.
L’interprétation apaisante provient de la recherche d’une simplicité expressive qui peut faire penser à celle des bergers, allongés À l’ombre d’un ormeau, heureux. Dans certaines pièces, cette expressivité forme une pesanteur, dans la Musète naïve de La Couperinète par exemple. Davantage de démonstration expressive dans les Ombres errantes serait également appréciable, afin de véritablement transporter.
Qu’il s’agisse du jeu de Brice Sailly ou de son ensemble La Chambre claire, les qualités en sont superbement les mêmes. Chaque partie est toujours distincte et équilibrée par rapport aux autres. L’utilisation des deux claviers du clavecin – copie d’un instrument de 1732 d’Antoine Vatter par Emilie Jobin – permet notamment une virtuosité des couleurs dans le Tic-Toc-Choc, au lieu d’une fréquente et superflue démonstration d’agilité digitale. Les musiciens prennent aussi le temps de donner sens à chaque motif mélodique, ce qui est particulièrement appréciable dans le jeu de Brice Sailly dans La Reine des cœurs, extrait du Quatrième Livre de pièces de clavecin.
Afin d’atteindre une richesse musicale supplémentaire, Brice Sailly invite la soprano Emmanuelle de Negri pour quatre Airs sérieux et à boire. La chanteuse se fait rayonnante et sûre, de sa voix toujours naturelle et nourrie, pleine. Avec un soin tout particulier du vieux français – ce qui peut empêcher une compréhension aisée et évidente du texte –, elle sait raconter et exprimer avec simplicité. À l’écoute de cette superbe musique, l’auditeur est plongé, comme le Roi-Soleil, dans un temps unique qui lui appartient seul et où il pourra s’échapper loin des bruits de son quotidien.