À Baden-Baden, le Vaisseau fantôme accoste à bon port
Le baryton-basse Bryn Terfel devait assurer le rôle du « Hollandais volant » (Der Fliegende Holländer, titre originel du Vaisseau fantôme). Hélas, une laryngite aura eu raison de sa présence en Forêt Noire. En remplacement, John Lundgren devait mener la barque, mais au matin de la représentation, le voilà lui aussi pris de maux de gorge. Comme l’explique le Directeur de l’Opéra de Baden-Baden, il y a toujours une solution, et c’est Albert Dohmen, arrivé de Vienne dans l’après-midi, qui assure le rôle-titre. L’indulgence du public est sollicitée, le troisième Hollandais ayant eu peu de temps pour répéter. Précaution inutile, puisqu’Albert Dohmen fait chavirer les foules.
Pour la bouillonnante ouverture, c’est presque une mise en scène qui est assurée par Valery Gergiev et l’orchestre, qui laissent imaginer la course du vaisseau à travers les mers. Vagues de cordes et gestes saccadés du chef, puis cuivres apaisants aux accents romantiques, le public se croirait presque dans une marine du peintre Caspar David Friedrich. Le tuba change la donne, et le puissant chœur de voix masculines se lève, marins au leitmotiv syllabique « Ho ! He ! He ! Ja ! ».
Suivant la voie tracée par le chœur, la basse Günther Groissböck (qui vient de chanter Parsifal à Paris) implante son personnage de Daland par un déploiement de graves successifs de plus en plus profonds. Totalement habité par son personnage, il conserve sa présence sonore et physique jusqu’à la fin de la représentation et adapte son timbre à la situation de Daland. D’abord dépité que son bateau soit pris dans une tempête, il se fait ensuite interrogateur face au Hollandais lorsqu’il s’agit de négocier la main de sa fille en échange des trésors que transporte le vaisseau maudit. Léger pour les présentations entre le futur gendre et sa fille Senta, Günther Groissböck passe des aigus aux graves avec virtuosité. Le ténor Benjamin Bruns est un second d’équipage dont le timbre ensoleillé sied aux paroles de son air léger, « Mit Gewitter und Sturm aus Fernem Meer, mein Mädel, bin dir nah » (Par les orages et les tempêtes, du confin des mers, ma mie, je fais route vers toi !).
À son arrivée, Albert Dohmen campe un Hollandais désespéré, dont le récitatif « Die Frist ist um » (le délai est arrivé) renforce la caractérisation du personnage maudit et quasi-fantomatique. Il passe en un éclair des aigus aux graves, d’un timbre caverneux quand il exprime sa souffrance à un timbre velouté sur les syllabes de la supplique. L’orchestre résonne avec lui, percussions glaçantes, cuivres et contrebasse profonds. Le timbre chaleureux lors des négociations avec Daland ferait accepter le marché à tout l’auditoire. En duo avec Senta, sa projection semble s’éloigner et revenir volontairement, la voix tour à tour comme agitée puis apaisée dans le ressac des sentiments du Hollandais, ses graves comme une charpente pour les aigus de la soprano Elena Stikhina. Albert Dohmen garde le même effet de puissance et de maîtrise de la diction qu’à son arrivée, même lorsque le rythme se fait plus saccadé, même lorsque le Hollandais repart sur son navire fantôme qui va sombrer.
Elena Stikhina conquiert immédiatement le public, par des aigus fondants. Si la diction est au départ très légèrement mâtinée d’un délicieux accent russe, ce dernier disparaît vite et le public retient surtout de la soprano sa tenue prodigieuse des syllabes finales, sur la ballade de Senta, une juste dose de mélismes qui renforce l’aspect exalté du personnage et une clarté lumineuse avec le Hollandais d’Albert Dohmen. La version de concert n’empêche pas un excellent jeu de scène. Elena Stikhina est médusée face à lui, contrastant avec la gêne et la distance qu’elle montre face à son fiancé qu’elle cherche à fuir.
Réservez vos places pour voir Elena Stikhina à l'Opéra de Paris, le mois prochain dans le Trouvère, ou dans un an dans la Force du Destin !
Le pauvre Erik, qui ne peut apporter à Senta ni exaltation ni déchaînement de passion, est campé par Eric Cutler. Le ténor déploie des trésors de mélismes et un timbre enflammé et émouvant qui, s’ils ne parviennent pas à ramener Senta à la raison, séduisent. L’excellente diction allemande et la projection de la voix sont constantes. À la mezzo-soprano Okka von der Damerau revient le rôle de Mary qui, s’il est concis, reste en mémoire grâce à une interprétation somptueuse. L’articulation claire et précise, la force de projection de la mezzo-soprano, la coloration quasi-colérique de ses aigus renforcent l’aspect terrifié de Mary, qui, superstitieuse, refuse de chanter la ballade.
Le Chœur masculin du Philharmonique de Munich est un équipage de marins retentissant, puis lugubre et terrifiant, coupant court aux réjouissances du retour de Daland dans son village. Les voix féminines, joyeuses et légères dans les contrepoints, résonnent ensuite comme un chant de sirènes à la fin du troisième acte, envoûtantes jusqu’à ce que les cuivres et percussions cinglent, abruptes, avant la rafale d’applaudissements d’un public exalté.