Requiem de Verdi à la Philharmonie : le maître et les slaves
L'ouverture du concert rend hommage à Pierre Boulez (dans cette grande salle de la Philharmonie de Paris qui porte son nom) avec sa pièce composée en 1985 : Mémoriale, un octuor (sextuor à cordes et deux cors) extrait ici de l'Ondif, formant un écrin pour la flûte solo d'Hélène Giraud. Comme pour un très récent compte-rendu depuis cette même salle, il paraît sur le principe étonnant qu'un chef dirige un effectif si restreint, prenant le risque de perdre l'écoute entre les instrumentistes (qui fait la beauté unique de la musique de chambre). Une considération et une inquiétude évacuées par la souple baguette d'Enrique Mazzola, une souplesse qui s'allie pourtant à la diabolique précision requise pour interpréter du Boulez (même si Mémoriale est loin d'être l'œuvre la plus orthodoxe de ce compositeur célèbre pour le sérialisme : un courant esthétique qui organise dans une mathématique implacable le moindre paramètre sonore).
Sans transition (bien que le programme argue du fait que les œuvres de Boulez et de Verdi aient pour point commun de rendre hommage à un être disparu -mais c'est le cas d'un nombre incalculable de productions humaines), le Requiem de Giuseppe Verdi exige l'infinie douceur des cordes (violoncelles, violons puis cordes vocales), obtenue ici dans toute la longueur de l'acoustique Philharmonique, pour amener d'autant mieux les éclats aux cuivres, timbales et à la grosse caisse. Les accents souples mais assurés sont des élans aux débuts des phrases qui permettent à l'Orchestre national d'Île-de-France de conserver sa douceur de timbre, malgré le choix voulu par Mazzola de presser soudain le tempo (mais pour mieux retomber sur une grande douceur, ample et lente, lointaine et calme et grave) : une sombre clarté tombe du lux perpetuat.
Le Choeur de l'Orchestre de Paris (préparé par Lionel Sow) est également impeccable, les consonnes chuintantes et sifflantes sont aussi douces (mais nettes) que les dentales, son association avec le grand orchestre propose une fois encore l'expérience unique d'être comme noyé dans un déluge de colère divine : Dies iræ ! Mais ces forces savent aussi se concentrer dans la douceur d'une enveloppe cotonneuse, tissant un duvet vocal pour l'arrivée des solistes vocaux. Le Requiem de Verdi fait entrer les quatre vedettes successivement et brièvement, leur offrant à chacun deux mots (et seulement deux) pour annoncer d'emblée la couleur vocale, les qualités et les défauts à venir de la soirée : le partage est ici limpide avec des voix solistes aussi intéressantes individuellement que distinctes et divergentes dans les ensembles.
La basse Nikolay Didenko, grave, bonhomme, d'une justesse assurée, reste distante mais avec un maintien noble, menton baissé, qui contraste de fait diamétralement avec le nez relevé d'Alexei Tatarintsev. Vocalement aussi, le ténor diffère tout autant qu'il impressionne, par la couverture énergique de son aigu mais aussi des graves passés sur des voyelles courbées. Ajoutée à cela une belle couleur lumineuse dans son timbre et il offre un mélange idoine pour ce Requiem qui est une messe d'opéra : entre le ténor lyrique et d'Église.
Sanja Radišic arrondit la bouche pour chercher (et trouver) des harmoniques graves ouatées et même des râles souterrains de tragédienne qui, avec un aigu moiré, composent indubitablement un riche registre de mezzo-soprano. Cependant, seule l'écume de sa voix résiste au volume le plus puissant de l'orchestre (notamment en raison de sa posture penchée vers la partition). Une fois encore, l'alliance n'est pas éloquente avec les autres solistes et notamment avec sa voisine soprano, Karine Babajanyan. Les deux femmes ont beau se regarder dans les yeux, elles ont chacune leur rubato (conscience individuelle de l'articulation fluctuant au sein du tempo). Comme pour ces messieurs, la discorde est aussi physique : la soprano ondule pour grossir la partie charnue de sa voix (ce qu'elle arrive à contrôler à l'envi, mais aux dépens d'un aigu estompé).
Le génie de la partition verdienne fait toutefois pleinement briller les qualités individuelles des solistes, sublimées par la dimension messianique des chœurs et de l'orchestre, une dimension renforcée même par un petit effet dramaturgique (toujours bienvenu, même pour un spectacle qui n'est pas sensé être mis en scène, tel un Requiem, un concert ou un oratorio) : les choristes referment leurs partition sur le Communio, menant avec humilité vers l'immense fugue et les acclamations finales.