Nabucco à Nice, ou les lanciers du vocal
Derrière le propos historico-politique de Nabucco (déportation antique des juifs à Babylone), cette production (avec Saint-Étienne et Toulon) représente les individus et les peuples dans leurs quêtes identitaires complexes, guidés par l’amour ou perdus par la haine. La mise en scène de Jean-Christophe Mast joue de la rhétorique silencieuse de sombres rideaux baissés ou levés, comme autant de mers mortes, de linceuls, sur le destin vécu ou rêvé des personnages.
Jérôme Bourdin (décors et costumes) habille la scène et les corps. Temple de Jérusalem et jardins suspendus de Babylone sont évoqués par une géométrie symbolique qui capte le sens et la lumière, telle un immense et permanent sceau de Salomon. Le blanc est opprimé par le noir, l’étoffe par la cuirasse, le lin par la lance. Les Hébreux sont rêvés dans un Orientalisme académique, tandis que les Babyloniens appartiennent aux orients bien plus lointains de samouraïs d’une guerre des espaces. Leurs longues lances sont les rayons laser d’un mikado humain. Le trône assyrien est la pierre noire, Kaaba, autour de laquelle les musulmans enroulent leurs pèlerinages (un des multiples éléments renvoyant à l'actualité). Les lumières -la Lumière- de Pascal Noël vient de l’avenir. Le religieux monothéiste se fait essentiellement annonce prophétique. Il s’agit d’apporter la parole, la bonne, annonçant le Salut ou la Perte. Le noir est gisement de couleur : ombrant les rouges et les ors, de sa totalité. Les lumières se rangent le long des enfilades babyloniennes bien connues des chasseurs d’antique.
La soprano Raffaella Angeletti déploie une Abigaïlle d’empire, celui des femmes. Elle arpente le périmètre de son étendue vocale avec une maîtrise de géomètre, sinon de géologue : des profondeurs jusqu’aux cimes des passions mauvaises, des pianissimi jusqu’aux vociférations des émotions vraies. Le glissando, saisissant, pyrotechnique, illustre l’impossible unification de son être, issu et usant du mensonge. La voix, toujours pure, se tient, au final, dans les limbes d’un orchestre savamment divisé.
Fenena est habitée par la mezzo française Julie Robard-Gendre. Les graves sont d’une pleine cire chaude. Son ruban vocal fusionne étrangement avec le timbre plus léger d’Ismaël. La résonance de poitrine entonne un chant de la terre, avant de gagner le ciel, avec le viatique de magnifiques pianissimi. Le timbre de jour est transfiguré en nuit éternelle.
Serguei Murzaev, dans le rôle-titre, est annoncé souffrant, au point de nécessiter un retard de la représentation de quinze minutes, lequel contribue à alimenter la croyance dans le pouvoir magique de la médecine moderne. Il chante ses deux premiers actes d’opéra sous le boisseau d’un psychisme soumis à l’idolâtrie guerrière, avec une instabilité agressive, qui le conduit à l’indétermination de la folie : avec un peu trop de rocaille, pas assez de résonance. Puis le soleil de sa couronne est vaincu par le Dieu des Hébreux. En char-roulant, il fait de son handicap, de sa déchéance de bête traquée, une force qui imprime les deux derniers actes. Il retrouve son énergie de projection, de résonance et de timbre, au terme d’un travail identitaire de conversion : « Dieu de Juda, je reconstruirai ton autel et ton temple. » Le cimeterre, incurvé vers son propriétaire, remplace la ligne droite de la lance.
Le Zaccaria d’Evgeny Stavinsky a la puissance déclarative d’un ventriloque divin. Le souffle attise la braise plutôt que la fumée. Il réalise ce que le bel canto verdien place dans les bouches sacrées. Il va chercher dans l’abysse de sa poitrine de quoi donner de la densité à la déclamation, qu’il quitte tranquillement pour les passages pianissimi de ces hyper-graves qu’il ne faut ni tendre ni écraser. L’être qu’il chante a contacté et réalisé l’absolu : la ligne est stable, rassurante et rayonne autrement que par les armes de lanciers : par le feu intérieur.
L’Ismaël du ténor mexicain Jesús León a la voix claire et ductile d’un jeune dominant amoureux. Sa production est aisée, lumineuse, accompagnée en permanence d’un vibrato mobilisé comme une variable d’ajustement, plus serré dans les dialogues avec les personnages féminins, plus ample, dans les échanges virils.
Les rôles secondaires, davantage sollicités scéniquement que vocalement, s’intègrent parfaitement, corps et voix, à la scène partagée par les chœurs et les solistes. L’Anna Florina Ilie est de belle présence vocale, d’un soprano de déclamation. Le Grand prêtre de la basse Nika Guliashvili, presque clone de Nabucco, vient contribuer à la couleur pourpre d’Assyrie, qu’allège et éclaire le ténor léger, Frédéric Diquero, en Abdallo.
La direction musicale de György G. Ráth impose une ample et haute gestique, soit cursive, soit articulée depuis le ressort énergique de sa posture. Il prévient le clinquant d’une orchestration parfois exécutée « en fanfare ». Il met en mouvement l’immense boite à musique de la fosse, occupée par l’Orchestre Philharmonique de Nice. Cuivres et bois sont chauds, homogènes, ajustés, les solistes (notamment la flûte et le violoncelle) tracent de belles routes sonores.
La réunion des Chœurs de l'Opéra de Nice (Giulio Magnanini) et de Toulon (Christophe Bernollin) offrent les puissantes mélopées attendues, tout en occupant avec fluidité et unité le plateau de leurs corps sonores. Ils sont applaudis en personnage principal. Le "Va, pensiero" est un hymne au dépouillement, au filigrane, à la transfiguration.
Le public applaudit longtemps, sans ostentation mais selon un rythme puissant et régulier, un microcosme lyrique unifié par le macrocosme verdien.
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