Création de GerMANIA à Lyon : bouleversant mythe moderne et universel
En 2014, l’Opéra National de Lyon représentait – avec succès – l’opéra Cœur de chien (2010) d’Alexander Raskatov. Marqué par sa musique éclectique et sophistiquée – voire mathématique –, Serge Dorny, Directeur de l’institution lyonnaise, lui commande une œuvre d’après deux pièces du dramaturge Heiner Müller (1929-1995), Germania et Germania 3. Le compositeur façonne lui-même le livret, n’hésitant pas à diversifier ses inspirations littéraires, telles des citations d’autres dramaturges allemands. Pour son œuvre lyrique, Raskatov décide de présenter une suite de dix « scènes dramatiques » indépendantes, organisée en deux actes : le premier évoque le destin collectif, politique, pendant la guerre ; le second met en valeur les différents destins individuels, ces âmes ruinées par les horreurs de leur passé et de leur temps. La scène finale « Auschwitz Requiem » veut rendre honneur à leur mémoire. C’est ainsi que l’on découvre différents récits de personnages historiques ou d’anonymes, allemands ou russes, de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin. Les deux grandes figures incontournables de cette terrible période sont évidemment Staline et Hitler, qui s’expriment ici dans leur propre langue.
Musicalement, les inspirations sont tout autant diverses : si l’on peut reconnaître à plusieurs reprises un pastiche des premières mesures de L’Internationale, on peut aussi entendre quelques accords extraits de Tristan et Isolde de Richard Wagner lorsque les Trois Dames veuves veulent mourir et meurent par Amour de leurs époux défunts. Souvent, les instruments se font tranchants comme les armes, utilisant des harmonies rudes et parfois même des techniques instrumentales extrêmes qui agressent l’oreille, dérangeant l’auditeur physiquement et émotionnellement. Il se souviendra des cuivres monstrueux qui accueillent justement les Trois Dames (scène 4 « Le travailleur étranger ») ou de la musique stridente de la scène de viol nécrophile qui ouvre le second acte (scène 6 « La Deuxième Épiphanie » - Retour au pays). Toutefois, la musique peut soudainement devenir sarcastique, tournant au ridicule des scènes abominables, notamment par l’apparition d’un foxtrot à la fin de la scène 3, où Staline ivre chante « Je suis le grand Staline, je suis le chien sanguinaire ! », ou également lors de la scène 9 où un pervers et tueur en série berlinois, nommé « le Géant rose » à cause de ses sous-vêtements colorés, raconte comment il venge sa mère violée par douze soldats russes lors de la libération en 1945.
Le traitement de l’écriture vocale est tout aussi violent. Le plateau impressionne par les techniques inhabituelles imposées aux chanteurs, tous excellents. Les graves sombres et granuleux de Gennadii Bezzubenkov donnent à Staline un aspect véritablement animal. Les sauts vocaux vertigineux des Trois Dames, interprétées par Sophie Desmars, Elena Vassilieva et Mayram Sokolova, font beaucoup d’effets : ils allient sanglots profonds et rires follement nerveux, manifestations douloureuses du désespoir le plus noir. Avec des bottes à la place des bras, le « ténor bouffe hystérique » James Kryshak incarne un Hitler complètement fou, aux suraigus perçants ; dans les moments les plus intenses et pour ses propos les plus politiques, il est doublé par deux voix transformées sortant de haut-parleurs, produisant un saisissant effet d’un vieux son radiophonique. L’auditeur se souviendra des techniques de souffles incroyables parfois exigées : outre d’interminables tenues sur des aigus, certains passages sont chantés en inspirant. L’interprétation du Géant rose par le « ténor suraigu » Karl Laquit est tout autant remarquable, et si les hommes du Chœur ne revêtent pas de rôles vocaux, ils sont de très bons commentateurs, tel un chœur antique.
GerMANIA par John Fulljames (© Stofleth)
Avec cette écriture vocale et instrumentale mathématique et
d’extrêmes, avec de surcroît une spatialisation (un ensemble de
douze cuivres est disposé aux 5èmes balcons de la salle
et les chants depuis les coulisses ne sont pas rares), la direction
musicale paraît particulièrement complexe. Pourtant, l’argentin
Alejo Pérez dirige les excellents musiciens de l’Orchestre de l'Opéra national de Lyon avec netteté, accomplissant la prouesse de
respecter les équilibres malgré les violents contrastes et les
différents plans sonores.
La mise en scène de John Fulljames est tout autant intelligente : la scène est constituée d’un décor unique de Magda Willi, un amas de vêtements qui fait champ de bataille. Disposé sur un plateau tournant, les scènes se suivent avec une grande fluidité. Presque toujours les personnages semblent émerger du décor, comme des revenants sortant de terre. Les effets de lumières, avec l’utilisation soignée des fumées, signées Carsten Sander, produisent des tableaux absolument bouleversants. Les projections vidéo, réalisées par Will Duke, restent relativement discrètes, mettant en valeur le plateau, permettant parfois de le visualiser depuis le dessus, et d’intégrer les surtitres à la mise en scène. Il ne faudrait pas oublier un grand héros de cette soirée : si Raskatov évoque un enfant, ce rôle semble confié à un vieux chien, témoin passif des horreurs humaines qu’il ne comprend pas. Lors du Auschwitz Requiem (scène 10), c’est son cadavre que chacun des protagonistes recouvre de terre. Si dans Cœur de chien Chakirov, le chien-homme, s’apprête à dévorer l’humanité, c’est ici l’humanité qui enseveli une victime innocente. Car comme l’astronaute russe Gargarine le partageait à ses camarades en 1961 (scènes 9 et 10) : « L’univers est sombre, très sombre. »