Nabucco à Lille peint l’oppression urbi et orbi
Opéra de jeunesse de Verdi, Nabucco parle de l’oppression d’un peuple par un tyran poussant l’auto-idolâtrie jusqu’à affirmer sa propre divinité. Afin d’explorer la contemporanéité de ce propos, la metteure en scène Marie-Eve Signeyrole place l’intrigue dans une zone de conflit contemporaine, mais indéterminée bien que les références à Alep et à la répression des manifestations de la place Taksim soient explicites. L’intérêt de son travail est de ne pas analyser ces situations en noir et blanc mais de s’intéresser aux 50 nuances de gris qui complexifient le décryptage de ces événements : les victimes peuvent devenir bourreaux, le religieux peut sauver (Zaccharia redonne l’espoir à son peuple, convertit et pardonne) comme détruire (il se fait aussi chef de guerre, et se montre manipulateur jusqu’à faire de Nabucco son outil de pouvoir), la profusion d’informations sur ces conflits mêle le vrai, le faux et l’incomplet. La conséquence de ce travail, qui rejoint la conséquence de cette réalité complexe, est que le spectateur reçoit dans la première partie une surcharge d’informations, parfois contradictoires, qu’il ne peut humainement trier et analyser. Comme elle l’expliquait dans son interview à Ôlyrix, la metteure en scène oblige par ce procédé le spectateur à lâcher prise, à accepter sous peine de s’en trouver déconcerté de ne pas tout voir et tout comprendre, à ne pas rester dans le confort que pourrait offrir une œuvre archi-connue.
Sa force réside dans les images puissantes qu’elle génère (la chorégraphie initiale signée Martin Grandperret, le peuple brûlé vif dans son temple, Nabucco face aux fantômes de ses victimes) mais aussi dans l’attention portée à la musique. Ainsi, chaque mouvement des personnages trouve sa résonance dans la partition. Par ailleurs, les passages les plus attendus, le quatuor de la deuxième partie et le « Va, pensiero », sont préservés de toute agitation. La scénographie de Fabien Teigné, toujours pleine de surprises et emprunte d’intelligence, leur offre même des écrins favorisant la projection du son. Le temps est ainsi suspendu durant le Chœur des esclaves, Nabucco rompant seul l’immobilité de la scène, errant comme une bête sauvage au milieu du peuple qu’il a lui-même condamné, monstre fou cherchant l’issue du labyrinthe de sa conscience.
Le chef Roberto Rizzi Brignoli, spécialiste de ce répertoire, est aussi responsable de la beauté frissonnante de ces moments : les chœurs rassemblés de Lille et de Dijon (où la production se rendra la saison prochaine), très homogènes et excellents théâtralement, entonnent le « Va, pensiero » avec une douceur sereine et grave, s’appuyant sur la suave nappe sonore que leur offre l’Orchestre national de Lille jusqu’au dernier aigu infiniment tenu. Plus généralement, le Directeur musical prend le temps d’installer la solennité de son propos résolument sensible, tout en ménageant les grands élans verdiens.
Dépassant parfois la frontière ténue du sur-jeu, le Nabucco de Nikoloz Lagvilava dégage dès le début une folie tyrannique qui ne demande qu’à s’épanouir en maladie psychiatrique. Dans cette version, point de miracle : le tyran ne remonte sur le trône que comme le pantin déséquilibré de Zaccaria, libéré par un Abdallo cynique. Sa voix chargée d’émotion, au timbre corsé, homogène sur toute sa tessiture et au vibrato léger et rapide, s’exprime mieux dans les passages où son personnage est le plus vulnérable. Mary Elisabeth Williams lui offre en Abigaille une réponse théâtralement forte, fille sans scrupule jusqu’à sa défaite qui provoque sa conversion. Vocalement, elle assume le vertigineux saut de notes la conduisant d’un extrême à l’autre de l’immense ambitus de son rôle. La dureté de son timbre et son vibrato prononcé sont compensés par une ligne vocale bien tenue et par la douceur qu’elle applique à son dernier air, émouvant.
Simon Lim est un Zaccharia multi-facettes. Si son instrument, amplement vibré, n’est pas imposant, il dispose de graves charpentés et d’un phrasé autoritaire et convaincant. Surtout, son chant est nuancé et coloré d’intentions multiples : ainsi la reprise de son premier air est-elle allégée, traduisant l’évolution de la psychologie de son personnage. Dans le rôle d’Ismaele, Robert Watson (récent Don José à Montpellier) dispose d’un timbre épais aux aigus profonds et aux médiums puissants et chauds. Victoria Yarovaya tient en Fenena une voix dramatique, qui sait aussi se faire ronde et douce, aux aigus expressifs. Sa dernière apparition, une ceinture d’explosifs autour de la taille, est probablement le seul excès coupable de cette production.
François Rougier voit son rôle d’Abdallo prendre de l’épaisseur, ce qui tombe bien car il offre une (courte) performance vocale de grande qualité, grâce à un beau timbre fleuri et une diction précise. Jennifer Courcier (Princesse dans le Nain in loco), délivre une prestation scénique attirant le regard du spectateur malgré une quasi-absence d’intervention soliste. Sa voix, qui manque encore d’ampleur, y offre un très beau timbre. Enfin, Alessandro Guerzoni est un Grand-Prêtre tonnant à la voix large.
Cette production, qui aurait pu s’embourber dans le cliché des militaires à kalachnikovs avec un peu moins de cohérence et d’intelligence, reçoit une belle ovation d’un public manifestement pas totalement assommé par cette claque théâtrale !