Elsa Dreisig : « Ne pas me laisser guider par la prudence et l’angoisse »
Elsa Dreisig, vous vous apprêtez à chanter le rôle de Lauretta dans Gianni Schicchi à l’Opéra Bastille. Comment décririez-vous ce rôle un peu particulier ?
Lauretta ne chante pas beaucoup : elle ne participe pratiquement à aucun ensemble. C’est un personnage secondaire qui ne fait pas du tout partie de l’intrigue principale : on l’envoie rapidement nourrir les petits oiseaux ! En même temps, son air, « O Mio Babbino Caro », est attendu et connu de tous et ne peut pas être mal chanté : il est dans l’inconscient collectif et est fredonné par tout le public à l’issue du spectacle. C’est une situation atypique que je vis pour la première fois.
Qu’est-ce que cette situation change pour vous ?
Je viens de chanter La Traviata, qui est un rôle très intense mais sur lequel on peut se rattraper si on manque deux ou trois notes de passage parce qu’on est fatigué. Avec Lauretta, on n’a pas le droit de manquer la moindre note : le rôle étant court, il est possible de chanter Lauretta parfaitement. La jeune première doit apparaître, briller, montrer à la fois tout son amour pour Rinuccio, toute sa naïveté, sa fragilité, sa sensualité, mais aussi son courage et son obstination : elle ne fléchit pas devant son père. Elle doit être une apparition un peu angélique, et en même temps très humaine : il faut transmettre les sentiments qui l’animent, mais le chant doit rester pur.
Est-ce qu’on ne se lasse pas de cet air à force de le travailler ?
J’ai chanté l’air de nombreuses fois en concert mais il s’agira de ma première sur scène. L’énergie du public, de la salle, des collègues, de l’orchestre et du chef font qu’on ne l’interprète jamais de la même façon. Ceci dit, c’est vrai que je ne pourrais pas chanter ce rôle dans deux productions successives car je me lasserais. Mais c’est un bon rôle pour rester sur scène tout en ne fatigant pas son instrument. Toutefois, je n’ai pas encore beaucoup chanté en France et je suis au début de ma carrière : j’ai besoin de montrer qui je suis. Il y a donc une exigence et une attente très forte.
Quelles sont les principales difficultés de ce rôle ?
La principale difficulté est qu’il a été chanté par toutes les plus grandes chanteuses : consciemment ou non, le public compare, et il est difficile de proposer quelque chose de nouveau. Il suffit que je ne fasse pas le rubato [variation de tempo, ndlr] qu’on attend, le port de voix en trop, ou que je ne fasse pas la même nuance que La Callas pour que je vexe une centaine de personnes dans la salle ! Des traditions se sont installées, dont on peut parfois se demander si elles sont légitimes au regard de la partition. Il est compliqué de faire oublier ces exemples.
Vous allez devoir patienter longtemps dans votre loge avant de chanter votre air (Gianni Schicchi est précédé de l’Heure espagnole) : ressentez-vous beaucoup de trac ?
Je ne ressens pas trop de trac avant de monter sur scène, même si le stress fait partie de ma vie et de ma préparation. La scène n’est pour moi que plaisir, et je ne me sens jamais malade ni forcée d’y monter. Je m’en réjouis à chaque fois. Habituellement, je relis ma partition en entier, ce qui, cette fois, ne me prendra que cinq minutes ! Je lis aussi pour me forcer à rester sur place et m’empêcher de chanter, ce que je finis toujours par faire quand même. Je devrai tout de même faire attention à ne pas enchaîner mon air dix fois dans ma loge pour ne pas m’user avant de monter sur scène : ce serait dommage ! La répétition générale va bien me préparer. Je verrai mes erreurs pour ne pas les reproduire lors de la Première.
Comment décririez-vous la mise en scène de Laurent Pelly ?
Elle est, comme souvent avec lui, très drôle. Quand je suis arrivée, les autres n’avaient répété qu’une journée, et le résultat était déconcertant : j’ai beaucoup rigolé. Laurent Pelly arrive à créer des situations comiques sans être caricatural. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de ridicule, mais d’inciter le public à voir ce qui est amusant et grotesque dans la situation. Il tire le meilleur du jeu théâtral des chanteurs : cette production montre que, contrairement aux préjugés, les chanteurs d’opéra sont aussi de bons comédiens. Cet aspect théâtral me plaît beaucoup. Laurent Pelly est particulièrement doué pour le comique : on sent qu’il a quelque chose à dire dans ce domaine. Il n’exclut pas le couple Lauretta-Rinuccio de la comédie (ce qui est souvent fait) : l’humour se propage chez tous les personnages. Cela m’aide à démystifier mon air.
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Est-ce une œuvre que vous appréciez ?
C’est un ovni : j’ai mis du temps à l’apprécier. C’est un opéra d’ensembles, où la musique est au service de la théâtralité. Je n’y entendais pas les grandes envolées lyriques que j’aime tant chez Puccini. Désormais, l’air de Gianni, dans lequel il raconte son plan, tourne en permanence dans ma tête. C’est un air d’une musicalité incroyable ! Maintenant que je connais l’opéra en entier, je sens la patte Puccini, dont les leitmotivs, omniprésents dans la partition, enrichissent la lecture de l’histoire. Mon air (O mio babbino caro) est un petit chef-d’œuvre : l’orchestration change toutes les deux mesures, ce qui offre une infinité de couleurs.
C’est un opéra qui mise beaucoup sur l’esprit de troupe. Comment vivez-vous cela ?
Nous sommes effectivement dans une troupe où chacun a besoin de l’autre pour exister et où l’individualité est très peu mise en avant sauf pour Gianni Schicchi, Rinuccio et Lauretta, qui sont les seuls à avoir des airs. Je suis un peu triste de ne pas faire partie du groupe de la famille et de ne regarder que de l’extérieur leur complicité sur scène et la précision de leur jeu.
Vous avez chanté le Barbier de Séville, mais interprétez autrement peu de comédies : est-ce un répertoire que vous souhaiteriez développer ?
Je me suis souvent posé la question. J’ai fait un stage de théâtre l’été dernier, et j’expliquais à ma professeure que je me sentais tragédienne dans l’âme et que je ne savais pas être comique. Elle nous a fait faire plusieurs exercices d’improvisation, et m’a finalement affirmé que j’avais un potentiel comique. Cela a changé mon rapport à ce répertoire. Comme je me sens toujours prête à relever des défis, je me dis que c’est également une voie à explorer. Rosina a été, avec Violetta et Pamina, le rôle dans lequel je me suis sentie le mieux sur scène. Et puis, le comique peut être une sorte d’échappatoire : je peux par exemple marcher les fesses en arrière, les genoux qui rentrent avec le regard catastrophé. Je me sens moins obligée à une certaine « tenue » : j’ai un rapport au corps plus libre, moins complexé.
Y a-t-il des projets prévus dans ce répertoire ?
Pas à ce stade. Ma voix a plus de potentiel dans un répertoire plus lyrique. Même s’il me plaît naturellement de chanter des airs joyeux et légers, je me sens naturellement portée vers des répertoires plus mélancoliques, avec cette sensualité, ce velours dans la ligne vocale qui me touche et que j’écoute plus volontiers à la maison. Par ailleurs, à Berlin où je suis en troupe, je ne fais pas partie de l’Opéra Comique, mais de l’Opéra d’Etat, où l’on joue du répertoire dit plus sérieux.
L’année dernière vous avez pris le rôle de Musetta dans La Bohème. Y a-t-il des liens entre ce personnage et celui de Lauretta ?
Absolument. Peu après l’entrée sur scène de Lauretta, il y a le quatuor avec Rinuccio, La Ciesa et Gianni, qui me fait penser au quatuor du troisième acte de la Bohème, avec Mimi, Rodolfo, Marcello et Musetta. Ma partie est assez lyrique. À un moment, je dois monter du la bémol médium au si bémol aigu : c’est un saut conséquent, rappelant les lignes vocales très expressives de Musetta. Le fait d’avoir abordé ce rôle m’aide.
Ce seront vos vrais débuts à l’Opéra Bastille, après votre remplacement dans la Flûte enchantée la saison dernière. Comment les appréhendez-vous ?
Cela me fait très plaisir. Bastille est un lieu imposant dans le monde lyrique, et cela surprend de voir son visage sur le grand écran du fronton de l’Opéra. Je fais mon entrée dans cette maison de façon assez stratégique, car je m’y suis d’abord présentée en Pamina qui est l’un de mes rôles de prédilection dans un opéra que j’écoute depuis que j’ai quatre ans. Ce qui est bien avec Lauretta, c’est qu’elle a l’air que tout le monde attend et que je vais partager l’affiche avec des grands noms de l’opéra, notamment Vittorio Grigolo. Cette expérience me prépare ainsi pour la suite de ma carrière à Paris.
Berlin, où vous avez débuté dans la Traviata, est-il pour vous un lieu d’expérimentations ?
J’ai deux stratégies de carrière différentes. À Berlin, j’ai voulu m’imposer tout de suite car j’y suis en résidence, au milieu de beaucoup de très bons chanteurs : je devais me distinguer et donc prendre des risques dans mes choix de rôles. Ce qui m’importait quand j’ai chanté La Traviata, c’était de me présenter comme une véritable soprano lyrique capable d’interpréter les grands rôles du répertoire. À Paris, la situation est différente, car il s’agit d’une maison où se produisent des chanteurs invités, une maison du « star system ». Il faut donc creuser sa place petit à petit : je montre avec Lauretta que je suis capable de chanter des rôles de jeunes premières et de me faire une place tranquillement.
Pour combien de temps encore chanterez-vous dans la troupe de l’Opéra d’Etat de Berlin ?
Mon contrat court encore plusieurs années. Je me pose toutefois la question de la place que je dois lui laisser. Comme beaucoup de jeunes, je suis pleine de fougue et d’enthousiasme et j’ai envie de conquérir le monde. Je ne veux pas me sentir contrainte par l’ensemble. Or, je dois faire environ vingt représentations par an à Berlin, soit environ trois productions. Les répétitions durent six semaines pour les nouvelles productions qui sont les plus en vue, moins pour les reprises qui sont cependant moins prestigieuses : il y a un équilibre à trouver entre les deux. Aujourd’hui, je pourrais vivre des contrats extérieurs à la troupe si je le souhaitais, mais je sais qu’être intégrée au sein de l’ensemble est extrêmement formateur.
Quels sont les avantages d’être intégrée à une troupe ?
D’abord, l’ensemble offre la possibilité d’avoir un point d’ancrage, ce qui est assez rare dans ce métier. Ensuite, j’ai accès aux chefs de chant quand je le désire, ce qui est une aide financière conséquente et qui me permet de préparer au mieux mes prises de rôles. Enfin, je connais tout le monde. Il y a moins de pression : je n’ai plus à y faire mes preuves, j’ai montré ma musicalité, mon exigence et mon sérieux. Le lieu s’adapte à moi comme je m’adapte à lui. Dans le cadre des contrats indépendants, je dois repartir à zéro à chaque fois et montrer qui je suis, mon exigence, ma personnalité. Toutefois, le monde lyrique est assez petit, et l’on retrouve rapidement les mêmes collègues.
Au-delà des contraintes d’agenda, y a-t-il d’autres inconvénients à travailler en troupe ?
D’abord, il ne faut pas se le cacher : nous sommes bien moins payés qu’avec des contrats extérieurs. Les productions en troupe m’obligent donc à refuser des contrats bien plus rémunérateurs. Cela ne m’empêche pas de leur donner la priorité, par fidélité. L’autre contrainte sérieuse est qu’en tant que membre de la troupe, je dois parfois chanter des rôles de manière impromptue. Par exemple, cette année, j’ai chanté une Pamina préparée en trois jours, puis une Fille-fleur dans Parsifal quelques jours plus tard. J’ai détesté cette expérience car elle n’avait pas de sens artistique. Je n’ai pas pu m’exprimer ni travailler le rôle comme je voulais. Ma mémoire fonctionne sur le court terme : je peux lire une partition et l’apprendre par cœur en deux jours. Mais deux semaines après avoir quitté le rôle, je l’ai oubliée et remplacée par un nouveau rôle. Du coup, je travaille souvent dans l’urgence. Cela me faisait peur au début, mais j’ai appris à accepter ce processus. Cependant, c’est un inconvénient pour la troupe qui exige parfois de travailler comme un jukebox et de pouvoir chanter successivement Pamina et Musetta, par exemple.
L’année prochaine, vous participerez à la création de Violetter Schnee de Beat Furrer à Berlin. Quel est votre rapport à la musique contemporaine ?
Cet été je fais une tournée avec le West-Eastern Divan Orchestra et Barenboim. Il s’agit également d’une création mondiale dont je travaille actuellement la partition. C’est un vrai défi pour moi. J’ai fait partie d’un ensemble de musique contemporaine, l’Ensemble 101, qui m’a initiée à cette musique que l’on n’apprend pas au disque. Toutefois, ce sera la première fois que je travaillerai un rôle en entier, et il s’agit d’un opéra conséquent.
Savez-vous déjà à quoi ressemblera l’ouvrage ?
Pas du tout : on m’a juste assuré que le livret serait magnifique. Au niveau théâtral je connais le metteur en scène, Claus Guth, en qui j’ai une grande confiance et que j’admire énormément. J’ai eu envie de relever ce défi et de découvrir ce que cela fait d'être la première à porter un rôle !
Quels seront les autres événements de votre prochaine saison ?
Au-delà de cette création, il y aura deux autres premières à Berlin : Médée avec Sonya Yoncheva dans le rôle-titre et Daniel Barenboim à la direction, et où j’incarnerai Glauce, et Hippolyte et Aricie dirigé par Sir Simon Rattle où je serai Diane. Ces trois premières m’occuperont de la mi-août à la fin janvier. Ensuite, il y aura ma prise de rôle de Manon à Zurich, qui est l’événement phare de ma saison. J’aime beaucoup la ville de Zurich : la maison est parfaite pour cette prise de rôle car elle n’est pas trop grande et l’acoustique y est belle. Je vais pouvoir me concentrer entièrement sur mon personnage et sur ce que je veux dire musicalement. Qui plus est, je ferai ma première Manon en même temps que le dernier Des Grieux de Piotr Beczala. Enfin, l’opéra est chanté en français, et j’adore Massenet et l’opéra français.
Est-ce important pour vous de chanter en français ?
C’est dans ce répertoire que je me sens la plus légitime. D’ailleurs, je viens d’enregistrer un CD dans lequel les trois quarts des airs sont en français. Je me sens également légitime pour chanter en allemand, car j’ai bien intégré la langue. Au contraire, je mène un petit combat avec l’italien. Je sais que je dois le travailler encore. Les grands chanteurs du XXème siècle affirment que pour chanter le bel canto, il faut avoir avant tout une connaissance parfaite de la langue italienne, c’est-à-dire de la couleur de la voyelle et l’impact des consonnes : j’ai envie d’aller en Italie pour apprendre la langue et m’imprégner de cette mélodie, car je sais que c’est dans le bel canto que ma voix se développera le plus.
Vous chanterez dans le Don Giovanni de Ivo van Hove : que pouvez-vous nous en dire ?
J’ai grande hâte de travailler avec ce metteur en scène ! J’ai aussi entendu que la production devrait donner lieu à un enregistrement en DVD.
Qu’attendez-vous du rôle de Zerlina ?
Lorsque j’ai vu cet été la production d’Aix-en-Provence, je me suis rendu compte que Zerlina [qui y était chantée par Julie Fuchs, ndlr] a une place bien plus importante dans l’opéra que je ne l’imaginais. C’est une figure aussi forte que Donna Anna et Donna Elvira : je pourrais exprimer quelque chose avec ce personnage car j’aime les femmes fortes, les caractères puissants. Le fait que ce soit à Bastille avec Philippe Jordan à la direction est un plus. J’ai déjà eu une séance de travail avec lui, et il porte énormément d’importance aux mots et au fait que la musique doit être fidèle au sens et aux sentiments dégagés par le texte. Le résultat doit être beau, mais on ne doit pas se perdre dans la suavité de la phrase.
Il y aura aussi un récital au Théâtre des Champs-Elysées. S’agira-t-il du programme de votre CD ?
Absolument. Avec Manon à Zurich, ce récital sera l’événement phare de la saison prochaine. C’est un événement que j’appréhende avec excitation et, pour le coup, pas mal de trac. Le programme de mon CD est assez ambitieux : c’est une chose de l’enregistrer, mais c’en est une autre de le chanter sur scène. Par exemple, je vais interpréter la scène finale de Salomé, dans la version française qui permet de montrer un autre aspect du personnage : Salomé est plus impertinente, elle perd le côté très charnel véhiculé par le texte allemand. De plus, on pourra moins me comparer à d’autres Salomé ! La difficulté réside bien évidemment à passer au-dessus de l’orchestre : si j’ai pu le chanter sans grossir ni forcer la voix en studio, tout change lors d’une prestation scénique. Je continue donc à travailler ce rôle. C’est du sport, un entrainement quotidien, un travail corporel et cardiaque. À côté, je chanterai une scène inédite de l’air du poison de Roméo et Juliette. Cet air, que j’avais chanté dans sa version « officielle » pour la finale d’Operalia, est extrêmement difficile, très dramatique et long. Il y aura aussi l’air « Il est doux, il est bon » extrait d’Hérodiade qui finit sur un contre-ré bémol. Ce sont des morceaux coriaces et je ne pourrai pas me « cacher » derrière une mise en scène ou un micro ! Il me faudra être en forme, car je serai en pleine production à Berlin au même moment.
Qu’est-ce qu’Operalia a changé pour votre carrière ?
Cela donne de la légitimité parce qu’on se dit que si une chanteuse a gagné Operalia, c’est qu’elle est a un très bon niveau. Cela m’a permis de gagner la confiance de certains directeurs d’opéras qui m’ont engagée pour les saisons prochaines sans même me connaître, faisant confiance au jugement de Placido Domingo et des autres membres du jury. Si ce concours a marqué ma naissance sur le plan international, cela a été un deuil d’un point de vue personnel car c’était mon dernier concours. J’aimais passer des concours : on n’est pas totalement professionnel, donc on a encore le droit à l’erreur, et en même temps on commence à gagner de l’argent.
Quand on se lance dans cette aventure, que se dit-on ?
J’ai gagné presque sans le vouloir mon premier grand concours en Allemagne. Depuis, je me suis toujours fixé l’objectif de gagner. D’ailleurs, il m’est arrivé une fois de n’avoir que le deuxième prix : j’étais déçue de ne pas avoir tenu parole ! Le seul souvenir qui me laisse un goût amer est la finale d’Operalia : j’étais stressée, à bout de nerfs. Malgré ma victoire, j’ai été affectée de ne pas être fière de la dernière image que j’ai laissée. Quand on regarde les vidéos d’un concours, on regarde la finale ! C’est frustrant en tant qu’artiste, surtout pour moi qui n’accepte pas l’« à peu près ».
Quel chemin souhaitez-vous tracer pour les années à venir ?
J’ai une personnalité très enthousiaste et j’ai tendance à accepter les propositions sans réfléchir à une logique de carrière. Certaines chanteuses ont tracé un projet impeccable : elles commencent avec cinq rôles qu’elles chantent dans le monde entier et se font un nom. Ensuite, elles vont vers des rôles plus ambitieux. Ayant chanté Violetta cette année, j’ai cassé ce mouvement de manière catégorique. Cela m’a d’ailleurs valu le mécontentement de maisons d’opéra. Certains m’attendent au tournant en se demandant quand je vais tomber. Malgré tout, je ne veux pas construire une stratégie de carrière et devenir une machine. Même si je le voulais, je ne pourrais pas. J’ai besoin d’intensité, de me dépasser. J’ai donc choisi de penser en termes de « moments phares » dans chaque saison, comme la prise de rôle de Manon la saison prochaine, ou celle d’Elvira dans Les Puritains la saison suivante. J’aime l’idée de chanter des choses très différentes, passer d’une Eurydice de Gluck à une Comtesse de Mozart puis une Gilda : je n’ai pas envie d’être catégorisée. J’ai cependant conscience du fait que le public et les directeurs d’opéra ont besoin d’être rassurés. Je fais donc attention à garder aussi une logique de trajectoire : c’est pourquoi Zerlina, Pamina et Musetta reviendront régulièrement.
Les commentaires inquiets à votre égard pèsent-ils dans le choix de vos rôles ?
C’est mon agent qui me les rappelle. Par exemple, on me propose actuellement une trilogie : les deux premiers rôles sont en accord avec ma voix, mais pas le troisième. Dès lors, la question se pose d’accepter la trilogie en prenant un risque sur le troisième rôle, ou de sacrifier les deux premiers rôles. De mon côté, je veux prendre une décision d’artiste et ne pas devenir un « produit » calibré : je sais ce dont je suis capable, même quand l’extérieur n’y croit pas, comme ce fut le cas pour la Traviata. Mais mon agent me rappelle que si j’accepte, il recevra les critiques de plusieurs maisons d’opéra et que je ne dois pas tendre le bâton pour me faire battre.
Ne risquez-vous pas de prendre des rôles que vous êtes capable de chanter, mais qui vous abîmerait la voix à plus long terme ?
Depuis que j’ai constaté que j’ai l’endurance nécessaire pour rester plus de deux heures sur scène et incarner un grand rôle, j’ai pris confiance en mon instrument et dans le fait que je ne peux pas me faire mal si je chante de manière sincère et intelligente. Mes choix de rôles répondent à un appel du corps, instinctif. Je sens dans mon ventre que je peux le faire. Par exemple, je sens que je vais pouvoir exprimer des choses dans Salomé de Strauss, plus tôt que certaines personnes ne le pensent. Je ne veux pas me laisser guider par la prudence et l’angoisse : le désir, l’instinct et la confiance sont des sentiments auxquels on n’attribue presque plus aucune valeur. Pourtant, c’est là que se trouve notre liberté, ce qui nous rend vivants. Je préfère chanter dix ans en étant complètement libre et en mesure de m’exprimer artistiquement que de chanter vingt ans dans une carrière qui n’est pas celle que je souhaite vivre.