Un monument de Mahler par la nouvelle génération des lundis musicaux
Le Théâtre de l’Athénée poursuit sa tradition de produire de grandes voix dans le cadre des lundis musicaux. Cette saison, trois chanteurs furent invités à explorer le répertoire de la mélodie et du Lied : Stéphane Degout, Stanislas de Barbeyrac et enfin Edwin Fardini qui conclut ce cycle accompagné par le pianiste Tanguy de Williencourt.
Cette très belle salle à l’italienne a pour vocation de faire connaitre les grands textes du répertoire théâtral et lyrique. Sa taille et son acoustique idéales offrent un écrin parfait pour l’intimité d’un récital, genre qu’affectionne particulièrement Edwin Fardini. C’est après l’avoir entendu chanter Mahler qu’est née chez Tanguy de Williencourt l’envie d’une collaboration avec le jeune baryton-basse de 23 ans. Les deux artistes présentent notamment les Kindertotenlieder au sein d’un récital tourné essentiellement vers le répertoire poétique et musical romantique allemand.
« Amour, chagrin, passion… feu, gouffre », ces mots lus par le baryton avant les cinq Lieder de Franz Liszt préludent la soirée. Compositeur réputé pour sa musique instrumentale, Liszt a cependant produit tout un catalogue de mélodies convoquant les grands poètes comme Heinrich Heine ou Goethe. Dans un allemand impeccable Edwin Fardini communique son amour du répertoire. Investi, il projette généreusement sa voix dans de beaux crescendi (Im Rhein, im schönen Strome) sans retenue ni économie. Emporté par la passion diffusée par la musique (Vergiftet sind meine Lieder) sa voix impériale dans le forte fait entendre une certaine fragilité dans les nuances plus douces en voix mixte, offrant cependant un magnifique « auch » en registre de tête lors du dernier Lied « Über allen Gipfeln ist Ruh ». Le toucher délicat de Tanguy de Williencourt met en valeur l’écriture pianistique dépouillée : on est loin de la virtuosité des pièces pour piano de Liszt.
Compositeur mais également poète, Guy Ropartz aime pour sa part à mettre les vers en musique comme en témoignent les Quatre poèmes d’après l’Intermezzo de Heinrich Heine qu’il a lui-même traduits. Cette œuvre distille tous les degrés possibles de l’émotion permettant des couleurs vocales variées et des nuances maîtrisées. La voix y est somptueuse, le legato souple et quel bonheur d’entendre Edwin Fardini chanter en français ! Son émission vocale saine permet une intelligibilité parfaite du texte sans que le phrasé n'en pâtisse. Aucune difficulté à produire les nasalités redoutables de la langue : tous les mots sont chantés dans un grand naturel. Le prélude instrumental, pressentiment de ce qui va arriver ensuite, révèle le jeu pianistique très subtile de Tanguy De Williencourt où chaque son est pensé.
Lors de la deuxième partie, Adrien La Marca, altiste, se joint aux deux artistes pour interpréter les deux chants opus 91 de Brahms : Gestillte Sehnsucht (désir apaisé) et Geistliches Wiegenlied (berceuse sacrée). Ces deux Lieder se présentent sous la forme d’un duo pour baryton et alto avec accompagnement de piano et confirme la renommée de l’alto comme instrument se rapprochant de la voix humaine. Les deux timbres s’accordent et entrelacent leur chant dans une énergie profonde, plus intense qu’apaisée. La merveilleuse mélancolie typiquement brahmsienne s’invitera véritablement lors de la reprise du premier Lied de Brahms en bis. Le baryton, certainement plus détendu, osera des nuances délicieusement suaves.
Kindertotenlieder (chants pour les enfants morts), de Gustav Mahler sur des poèmes de Friedrich Rückert ont été créés en janvier 1905 à Vienne. Edwin Fardini, tout juste diplômé du Conservatoire National Supérieur de Paris s’attaque à ce monument du répertoire qui fut créé par trois des meilleurs chanteurs de l’opéra de Vienne, un ténor et deux barytons. Le poète Rückert écrivit ces poèmes après la perte de deux de ses enfants qui succombèrent à la scarlatine et on a souvent voulu voir dans les Kindertotenlieder le pressentiment de l’épreuve qui frappa Mahler en 1907, lorsque meurt sa fille aînée. Cependant le compositeur l'a dit lui-même: « Je me suis mis dans la situation de quelqu’un qui aurait perdu un enfant. Si, à cette époque, j’avais réellement perdu ma fille, je n’aurais plus été capable d’écrire ces Lieder. »
Bien que le fruit de la période créatrice la plus heureuse de la vie de Mahler, cette œuvre porte l’empreinte profonde de son psychisme sombre et émouvant. Le pianiste, de par un jeu richement coloré, parvient à faire oublier que ce cycle est avant tout destiné à l’orchestre.
Le premier Lied du cycle, où le chagrin est exprimé avec une économie de moyens met le chanteur quelque peu en difficulté de justesse sans pour autant altérer l’ampleur du phrasé. D’une belle sobriété posturale, il incarne l’immense désolation d’un timbre sombre. Si parfois l’accolement des cordes vocales se fragilise, peut-être dû à une certaine fatigue, l’engagement musical reste intact. L’expression de la douleur peine à être contenue tant le baryton est investi. Edwin Fardini a déjà prouvé au cours d'un récent récital aux Invalides qu'il savait allier puissance vocale et intensité musicale, le public de l’Athénée le confirme en applaudissant chaleureusement les artistes.