Theodora au TCE : le poids d’une vie ou le prix du bonheur
Theodora nous parle d’un temps où des hommes en tuaient d’autres au simple prétexte que leur religion différait. D’un temps où le viol était utilisé comme moyen de coercition. D’un temps où une vie humaine avait si peu de poids pour certains, que l’on faisait des échanges de prisonniers, faisant payer l’un pour ce que l’on reprochait à l’autre. L’oratorio de Haendel nous parle également d’un temps où des gens vivaient et mouraient pour leurs idées, leur idéal. D’un temps où des hommes et des femmes sacrifiaient leur vie pour sauver celle des autres. D’un temps où les plus démunis, marchant armés de leur conscience, défiaient les puissants et les armes. En un mot, il nous parle d’aujourd’hui. Il questionne le fait religieux et nous questionne aussi !
Theodora (Katherine Watson) face à la répression de Septime (Kresimir Spicer) - Crédit : © Vincent Pontet
Stephen Langridge, le metteur en scène de cette production du Théâtre des Champs-Elysées, bel écrin dont l’orgue sublime la musique de Haendel, a bien compris la modernité du propos de l’œuvre, écrite en 1749. C’est d’ailleurs de façon contre-intuitive ce qui l’a décidé à ne pas transposer l’œuvre : les romains ne sont ni nazis ni islamistes radicaux. Ce sont des soldats face à de simples citoyens. Libre à chacun, sur cette base, de créer sa propre transposition, selon son histoire et son vécu. Car les persécutés, chrétiens dans l’œuvre, sont en fait tous ceux qui doivent faire face, du fait de leur conviction ou de leur différence, à l’intolérance, à la répression. Ainsi, la mise en scène, bien aidée des décors, costumes et lumières d’Alison Chitty et Fabrice Kebour, enchaîne les tableaux d’une esthétique envoûtante et les scènes fortes, comme l’exécution d’un prisonnier ou le viol d’une femme condamnée à la prostitution. Elle raconte une histoire, en développant la psychologie des personnages, sans jamais trahir le propos de Haendel. Deux fils rouges reviennent tout au long de l’œuvre : les livres, saints sans doute, que l’on jette, relève et honore, et où l’on cherche le courage ; et les portraits des martyrs, mettant un visage sur l’atrocité.
Didyme (Philippe Jaroussky) promet à Irène (Stéphanie d'Oustrac) de sauver Theodora - Crédit : © Vincent Pontet
Le spectacle est porté par une distribution admirable. Philippe Jaroussky, la star de la soirée, nous éblouit dès la première syllabe de son premier air (« The rapturd soul defies the sword »). Si ses aigus sont magiques, ses graves ne sont pas en reste, notamment durant son premier duo avec Theodora. Katherine Watson, qui tient le rôle-titre, offre une performance fine, aidée par une parfaite gestion du souffle et une diction impeccable. Et cela tombe bien : ses airs contiennent de sublimes lignes de poésie. Les voix des deux artistes se marient magnifiquement au timbre du violon dans leur premier duo et offrent un final poignant au troisième acte. Stéphanie d’Oustrac, qui hérite d’un personnage difficile, celui d’Irène, dont on ne sait que peu de choses et qui ne participe pas directement à l’action, livre une belle prestation, donnant notamment des frissons lorsqu’elle accompagne le chœur final. Callum Thorpe offre un Valens fier et puissant, clair dans sa diction et sombre dans le jeu. Enfin, Kresimir Spicer campe un Septime ballotté entre son devoir et sa conscience, tout en nuances. Il passe les difficiles vocalises offertes par son rôle sans trembler, plantant d’ailleurs les 12 fléchettes, qu’il lance en chantant, dans la cible. A la fin de son dernier air, le public ne réprima d’ailleurs ses bravi importuns que sous l’injonction de William Christie !
Venlens (Callum Thorpe) honore César devant une foule d'aristocrates (Chœur Les Arts Florissants) - Crédit : © Vincent Pontet
Ce dernier est d’ailleurs l’autre phénomène de la soirée, à la tête de son orchestre et de son chœur, Les Arts Florissants. Lui qui avait déjà remis l’œuvre au goût du jour à Glyndebourne dans une version restée célèbre il y a près de vingt ans, dirige encore, d’un geste majestueux et précis, ses « masses artistiques » avec une grande finesse et un magistral art du tempo et de la nuance. Le chœur, tantôt aristocrates lubriques somptueusement habillés (représentant le monde crédule et flatteur abandonné par Theodora), et tantôt simples citoyens fuyant la persécution sous un soleil écrasant, puisant leur force dans la méditation, et dont l’abandon rappelle celui des religieuses des Dialogues des Carmélites, délivre de grandes doses d’émotions à chacune de ses interventions.