Un air de fraternité plane sur la Philharmonie sous la direction de Gustavo Dudamel
Ce chef d’orchestre n’est plus le petit génie que le monde a découvert en 2004 lorsqu'il a remporté à 23 ans le prix Gustav Mahler de direction d’orchestre. Il est devenu un artiste mûr, parmi les plus convoités, les plus prometteurs des chefs d'orchestre d’aujourd’hui. Gustavo Dudamel reste attaché à sa vision d’une musique pouvant se marier avec le progrès social dans une volonté d'élargir de manière radicale le public de la musique classique ou de favoriser l’insertion sociale de jeunes grâce à l'apprentissage d'un instrument au Venezuela (El Sistema), aux États-Unis (Youth Orchestra Los Angeles, YOLA) et dans d'autres pays.
Leonard Bernstein, autre personnalité musicale engagée, serait certainement heureux de l'hommage que la Philharmonie lui rend pour le centenaire de sa naissance. Ses Chichester Psalms côtoyant la Neuvième Symphonie de Beethoven témoignent de l’engagement politique de ce dernier pour la paix : compositeur et chef d’orchestre, il dirigea cette symphonie pour saluer la chute du Mur en 1989 après un long « Voyage pour la paix » d’Athènes à Hiroshima. Leonard Bernstein est aussi reconnu comme un pédagogue qui n’a jamais hésité à dialoguer avec son public aussi bien en concert qu’en usant des moyens médiatiques du moment.
Les Chichester psalms, pour choeur mixte, garçon soprano et orchestre ouvrent brillamment le concert sur le psaume 108 « Urah hanevel! » (réveillez-vous, harpe !). La version originale en hébreux de plusieurs psaumes voulue par Bernstein ne rencontra pas la moindre opposition de son commanditaire le révérend Walter Husser. Cette œuvre, mettant en commun les racines juives du compositeur et leurs ramifications dans le monde chrétien sera créée en 1965.
Le chœur, London Symphony Chorus, aux voix éclatantes pour le majestueux choral d’ouverture, possède la souplesse requise pour le chant de louange suivant sur une mesure à 7 temps très dansante.
Loin des musiques expérimentales et sérielles de l’époque, Bernstein composa une musique qu’il décrivit comme « la pièce tonale en si bémol majeur la plus accessible que j’ai jamais écrite ». Le style musical de l’œuvre est particulièrement éclectique avec des références au jazz (mesures asymétriques, scat) à la musique liturgique juive, à Bach et aux grands compositeurs romantiques et bien sûr aux musiques de Broadway. « Qui êtes-vous si vous n’êtes pas la somme de tout ce qui est arrivé avant ? Tout ce que vous avez vécu au moins, tout ce qui a été important dans votre expérience, en grande partie inconsciemment. »
La deuxième partie, sur le psaume 23 (« le seigneur est mon berger »), est confiée non pas à un enfant mais à John Holiday, contre-ténor, voix plus adaptée à la grandeur de la salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Aucun problème de puissance pour ce chanteur américain tant la voix est bien placée dans les résonateurs. Ses premiers sons, accompagnés par la harpe, évoquent musicalement le roi David, enfant berger s’accompagnant de sa lyre. La hauteur de sa voix (tessiture d’une voix de soprano) et la pureté du timbre pourrait aussi être la voix d’un ange. Les sons tenus sont nourris par le souffle du chanteur et vibrent délicatement révélant une ligne musicale souple et ronde que les femmes du chœur rejoignent tout en douceur. Cette suavité est interrompue par les acclamations des hommes soulignées par les percussions « pourquoi les nations étrangères ragent-elles, et les peuples ne pensent-ils à rien ? ». Ces deux matériaux se superposent créant une musique riche et très vivante. John Holiday déclare avoir toujours eu cette voix très aiguë, remarquable quand, enfant, il chantait à l’église. Inspiré par Andreas Scholl, il dit n’avoir jamais rencontré de contre-ténor afro-américain sauf Michael Jackson !
L’ardeur des pupitres de cordes initie la troisième partie dans une grande intensité. Gustavo Dudamel insuffle un phrasé ample et dense d’une gestique énergique et contenue. Le chœur, a cappella, entonne le psaume 133 « Vois comme est bonne, et combien plaisante, la réunion de frères bien ensemble. » dans un ultime pianissimo. La très longue suspension suscitée par le chef après l’accord parfait final invite au recueillement dans une douce paix intérieure.
Les propos de Gustavo Dudamel sur Beethoven augurent d’une soirée exceptionnelle : « Beethoven symbolise l'art qui embrasse tous les éléments de la vie, de la société, d'un continent, du monde entier, la complexité de l'humain, le désir d'unir le monde, les personnes, les peuples, à travers la musique, à travers l’art. »
La Neuvième Symphonie est la fusion de tous les idéaux de Beethoven, sa psychologie tourmentée, sa volonté de fer, sa générosité. Elle connait un succès immense dès sa création le 7 mai 1824, malgré l'étonnement des critiques en raison de ses dimensions colossales. Elle conserve les quatre mouvements traditionnels de la symphonie en étant d’une structure complexe aux thèmes inhabituellement développés.
L’originalité de l’orchestration est due à l’ajout de triangles, cymbales et d’une grosse caisse à un effectif orchestral conséquent. C’est aussi la première œuvre du genre à se voir adjoindre dans le final un chœur et quatre chanteurs solistes. « Beethoven était libre à l'intérieur de sa discipline. Il est un exemple de liberté absolue pour notre époque, parce que c'est la liberté dont nous avons besoin. »
C’est peu dire que Gustavo Dudamel connait cette œuvre, il la dirige par cœur ! Il obtient du Los Angeles Philharmonic des nuances extrêmes et subtiles confirmant les propos d'André Boucourechliev à propos de cette œuvre : « c’est l’ombre et la clarté incrustées l’une dans l’autre ». L’équilibre sonore parfait laisse entendre toutes les entrées, les moindres interventions secondaires. Nous pourrions saluer les instrumentistes un à un comme le fait le chef au moment des applaudissements en réservant un grand bravo au timbalier pour lequel Beethoven a écrit une partie riche et omniprésente. Le pupitre des vents convient parfaitement au niveau d’exigence de ces pages musicales et le tutti assure des fulgurances donnant la chair de poule.
Le final est aussi fameux pour son utilisation pionnière de la voix dans le répertoire symphonique que pour son message humaniste. Les strophes de Schiller choisies s’harmonisent avec les idéaux du compositeur, la fraternité universelle, l’amitié, l’amour et la joie et deviendront par la suite l'hymne de l'Union Européenne comme symbole de la fraternité entre les peuples.
Le thème de ce final célébrissime, mélodie simple et facile à retenir, est cependant un morceau de bravoure pour les chanteurs, qu’ils soient solistes ou du chœur. La totale exploitation des tessitures et l’intensité requise compliquent la volonté de rendre le texte compréhensible. Soloman Howard, baryton-basse déjoue ces difficultés d’une voix sonore et richement timbrée.
Le corps tendu, il interpelle, « o Freunde » de façon saisissante, et entonnera le thème dans un beau legato. Michael König, ténor, projette son chant dans un allemand parfait. La richesse de son timbre assure sa présence vocale aussi bien en solo que dans le quatuor. La partie de soprano sollicite l’interprète immédiatement dans le haut de la tessiture et Julianna di Giacomo, de sa voix vibrée et résonante, peine quelque peu à garder la rondeur. Jennifer Johnson Cano assure la partie délicate de mezzo-soprano très honorablement. Jamais seule, elle parvient à affirmer sa présence face aux aigus du ténor et de la soprano. Ces quatre solistes marient parfaitement leurs timbres et leurs vibratos dans les passages en quatuor. Le chœur, sans partition, y est éblouissant de clarté et d’émotion face à un chef les bras grand ouverts en parfaite osmose avec cet éclatement final.
Le public bouleversé se lève d’un bond après le dernier accord. Gustavo Dudamel reste de dos et fait saluer tous les artistes. D’une humilité touchante, à aucun moment il ne saluera seul, il choisit plutôt sa place au milieu de l’orchestre pour recevoir l’ovation du public.