Eugène Onéguine entre résistible ascension et chute tragique à Stockholm
Une décennie après la dernière représentation d’Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski dans une mise en scène de Dmitri Bertman, l’Opéra Royal de Stockholm monte une production également signée par une équipe russe : Vasily Barkhatov (mise en scène), Zinovy Margolin (décors), Olga Shaishmelashvili (costumes) et Alexander Sivaev (lumières), reprenant une coproduction dont la première a eu lieu à Wiesbaden en Allemagne en mars 2017.
Au début du spectacle, Barkhatov présente Larina, veuve, ayant déménagé à la campagne avec ses deux filles Tatiana et Olga, laissant alors la vie luxueuse de la grande ville pour loger chez Filippievna, une cousine éloignée. Au cœur de la conception de Barkhatov se trouve le conflit entre la ville et la campagne, entre la noblesse et la foule, d'emblée éloquente par les valises amassées de la famille et les murs de planches grisâtres qui se baissent et se lèvent, permettant à la foule de jeter de longs regards sur leurs biens et de pénétrer dans l’espace privé : il en va de même pour les spectateurs, non seulement à travers le « quatrième mur » de l’avant-scène, mais encore plus souvent par le « deuxième » au fond de la maison. L’intérêt pour les nouvelles voisines fonctionne ainsi un peu comme dans une télé-réalité contemporaine, bien que les décors et les costumes soient traditionnels.
Ce point de départ, qui thématise la question de classe sociale si présente dans le troisième acte, amène quelques réinterprétations toujours pertinentes : la gerbe dorée offerte par les moissonneurs à « notre maîtresse » Larina ainsi que le couplet chanté par Monsieur Triquet pour Tatiana, « la reine de ce jour », deviennent des moqueries au lieu de simples « scènes de la vie de campagne ». De même, la mort de Lenski ne s’accomplit pas par un coup de feu, mais par un combat à mains nues avec Onéguine, encouragé par la foule. Lenski meurt en tombant de bien haut sur un tas de bois, sans qu’aucun individu singulier ne soit coupable. Peu nombreux seront même les spectateurs qui auront remarqué les altérations du texte faites pour le sur-titrage par Lars Zilliacus.
Le troisième acte se tient dans une salle d’attente d’une gare non spécifiée, qui souligne à la fois l’état de passages et de transitions – soient-elles sociales, géographiques ou temporelles – et l’amer sentiment de l’accueil et de l’adieu, de la réunion et de la solitude.
La distribution réunit de jeunes chanteurs et des artistes plus expérimentés. Karl-Magnus Fredriksson incarne ici un Onéguine beaucoup plus mature que les 26 ans qu’il aurait, selon le livret, dans le troisième acte. Il possède l’un des barytons les plus beaux en Suède, et il s’échauffe au fur et à mesure de la soirée. Son Onéguine plutôt réservé que passionné ne réalise pas la gravité des menaces de Lenski et semble jusqu’au bout assuré que sa persuasion apparemment démodée au moyen de chuchotements, de lignes languissantes et d’un ton d’avertissement puisse encore faire changer Tatiana d’avis. La mélancolie de ce personnage âgé le rend parfois plus pathétique qu’à l’habitude.
Lenski chante à Olga son amour avec un ténor fort et brillant. Après quelques rôles mozartiens et rossiniens, Joel Annmo tire profit de la légèreté de son instrument qu’il sait bien mêler à un phrasé romantique, presque à l’italienne, avec un vibrato rapide semblable à celui de Joseph Calleja. Comme Onéguine, il représente un homme incapable face à l'action.
Johanna Rudström appartient aussi aux jeunes artistes à voir et à entendre dans tous les répertoires du théâtre. Son Olga se sent confiante dans sa robe en tulle, souvent mâchant quelque chose, et son humeur joviale semble à tout moment motivée par les situations dramatiques. Indépendante et attirant l’attention de tous, elle mélange des paroles bien articulées en bon russe à un jeu bien informé par la direction d’acteur.
Cornelia Beskow (qui vient d'être sélectionnée parmi les 40 candidats pour Operalia 2018) incarne sa sœur Tatiana. Après Sieglinde et Chrysothémis, le public suédois se réjouit de son premier rôle russe à Stockholm. Munie de la voix la plus puissante de la soirée, elle met l’accent musical plutôt sur le côté dramatique que le lyrique. Dans la fameuse scène de la lettre, écrite sur une feuille posée sur la couverture d’un livre (direction ingénieuse !), elle traduit son hésitation en musique en parfaite collaboration avec l’orchestre jusqu’au point culminant de la scène, la poussant même plus rapidement et plus énergiquement que le chef d’orchestre. En même temps, sa volonté d’expression dramatique l’empêche parfois de développer pleinement de longues lignes musicales, et dans les ensembles, son intensité sonore tend à couvrir les autres voix.
Jonas Degerfeldt, ancien Lenski à Stockholm, chante le rôle de Monsieur Triquet, dont l’expression typique d’un ténor de caractère parodiant l’accent français est remplacée par son instrument bien charpenté et clair, voire italien. Le personnage revient dans la scène de duel du deuxième acte, et il est à considérer comme un membre de la société et de la foule, plutôt qu’un étranger exotique.
Les portraits de Larina (Susann Végh) et Filippievna (Katarina Leoson) sont solides, surtout dans les ensembles. Végh est une mère enthousiaste et alerte, malheureusement quelque peu enrouée, tandis que Leoson valorise le duo avec Tatiana dans le second tableau du premier acte, grâce à son mezzo chaleureux et son jeu instinctivement précis.
Comme Fredriksson, Lennart Forsén a déjà tenu son rôle à l’Opéra de Stockholm en 2005 et son interprétation du Prince Grémine est toujours émouvante et sincère, renversant son champagne par pure exaltation en chantant son aria. S’il ne possède pas les moyens vocaux pour une exécution impeccable de notes et de phrases dans son registre haut, la note finale (un sol bemol) de son aria marque à la fois sa bonne foi et son autorité royale.
Evan Rogister tire de l’Orchestre de l'Opéra Royal (Kungliga Hovkapellet) une sonorité chaleureuse et souvent une instrumentation bien ciselée dans les détails, parfois une direction plutôt symphonique que destinée à peindre l’atmosphère théâtrale. Cela va aussi pour les chœurs, bien menés et allant de la douceur des chansons rurales à la puissance dans les scènes de masse. Rogister se sert de pauses, de diminuendi et ritardandi légers pour souligner les contours des ensembles ou des numéros, mais jamais à l’excès. L’impression qui reste est celle d'un chef d’orchestre à l’écoute de ses chanteurs, leur offrant ce qu’il faut pour pouvoir moissonner le meilleur possible chez chacun.