Emőke Baráth et Les Grandes Voix Salle Gaveau
Pour ce concert consacré quasi exclusivement à Monteverdi, elle est accompagnée par le très efficace et brillant ensemble « La Chimera » dirigé par Eduardo Egüez, excellent théorbiste et Directeur musical, qui vient pour sa part d’Argentine.
Le programme propose, autour d’interprétations de monodies (da camera) de Monteverdi par Emöke Baráth, des rencontres avec divers artistes "montants" ou confirmés, dans ce répertoire. Pour chacun était proposé une pièce solo puis un duo avec la jeune soprano. L’ensemble instrumental donne aussi à entendre quelques pièces non vocales, avec une belle sonorité, une clarté aussi en particulier dans la sonate XVIII à deux violons de Marco Uccellini.
Lauréate de nombreux concours internationaux (Innsbruck, Verbier), Emöke Baráth possède une jolie voix de soprano, avec une belle étendue, et en particulier un très beau bas medium, sombre et sonore. Très musicienne (pianiste, harpiste), elle dispose, qui plus est, d'une diction parfaite en italien, ce qui, dans le stile recitativo est une nécessité. Elle s’empare du texte et fait un sort à chaque mot comme il se doit, avec une riche palette de couleurs, de dynamiques et d’émotions pour représenter les images, les actions ou les passions du texte. Point échevelée, elle « sculpte les syllabes », comme le demandait Marco da Gagliano, au service d’une délivrance efficace du texte et ne cède pas au plaisir purement sensoriel d’une ornementation gratuite. Elle peut néanmoins chanter avec une grande virtuosité quand Monteverdi l’y invite, ce qu’elle fait, en particulier dans le duo Zeffiro torna ou dans la jolie ariette Quel sguardo sdegnosetto.
Elle propose donc des monodies comme Tempro la cetra (poème de Giambattista Marino, qui ouvre le 7ème Livre de Madrigaux de Monteverdi), un beau récit (pour ténor à l’origine), arioso, qui met la poésie et la musique au service de l’amour. Ou bien des arie comme Ohimè ch’io cado où, dans une forme poétique baroque à souhait, sont dénoncées puis désirées ardemment les souffrances de l’amour. Monteverdi à son habitude depuis la scène de la Musica qui ouvre l’Orfeo, propose bien ici une aria mais où chaque strophe reçoit une musique originale rendant compte de ce qui est dit. Emöke Baráth chante tout cela avec une grâce infinie et une subtilité qui met en scène le sens par les partis pris (attaques, tenues, couleurs, accélérations, etc.) qui font d’elle une interprète parfaite pour ce répertoire du premier baroque.
Emiliano Gonzalez-Toro est un ténor (helvético-chilien) qui fait désormais une belle carrière et qui, dans ce répertoire, apporte une présence vocale lyrique qui permet une représentation plus riche et plus efficace des passions. Ainsi émerveille-t-il avec un « Possente spirto » (Orfeo, Monteverdi) dans lequel la vaillance de la voix, combinée à une virtuosité vocale totalement maitrisée permet une interprétation de haut vol. C’est là le moment vocal le plus délicat de l’œuvre, où Orphée pour séduire et circonvenir Caron déploie un arsenal vocal hors norme, avec en particulier une ornementation quasi sur chaque syllabe, particulièrement difficile à exécuter avec le naturel qui pourtant doit émaner alors d’Orphée à ce moment-là ! Le duo choisi est Zeffiro torna (Scherzo musicale -divertissement musical-, pour deux ténors à l’origine) où les amours réalisées ici et là par le retour du printemps (signifié par Zéphyr) contraste avec celles malheureuses du poète qui mêle alors chant et pleurs. C’est un véritable tourbillon vocal, alternant des moments récitatifs plus ou moins pathétiques et l’aria initiale, sur une chaconne endiablée, représentant avec force la vitalité et l’amour. Parfaite exécution, avec de plus, un souci de l’alliage des timbres qui dénote, au-delà du travail musical, un véritable souci d’interprétation.
Avec la soprano Chantal Santon-Jeffery, qui, elle aussi, a acquis une place importante dans le cénacle des chanteurs du baroque, elles donnent un ravissant Chiome d’oro (L VII des Madrigaux) où les cheveux sont assimilés aux liens amoureux. C’est une très jolie œuvre proche de Zeffiro torna.
Anthea Pichanick paraît alors et assène un sublime « Di misera regina » (lamento de Pénélope, dans Le Retour d'Ulysse dans sa patrie). Dans ce long récit Pénélope égrène ses tourments et les malheurs qui l’affligent ponctués d’un « Torna, deh torna » (Reviens, ah ! Reviens) et s’achevant (note d’espoir ?) sur le bel arioso « Torna il tranquillo al mare » (le calme revient sur la mer). Une solide voix de contralto, très belle, avec une présence magnétique : Anthea Pichanick fait oublier le rituel du concert pour emmener à Ithaque ! Ensemble, elles chantent avec grâce et légèreté, un joli duo de Giovanni Felice Sances (Lagrimosa beltà) dont on sent qu’il a été fortement inspiré musicalement par le Zeffiro torna de Monteverdi.
Pour conclure la soirée, Philippe Jaroussky exécute tout d’abord le beau lamento d’Idraspe, « Uscite dal cor moi lagrime amare » (Sortez de mon cœur larmes amères), puis, avec Emöke Baráth, ils offrent un magnifique « Pur ti miro » (Enfin je te vois), le duo conclusif du Couronnement de Poppée. C’est, avant les airs de Zerlina (Don Giovanni de Mozart) sans doute là, l’air le plus érotique de l’histoire de l’opéra !
Une soirée pleine de grâce et de poésie, présentant des chanteurs envoûtants au service de ce premier baroque musical qui, servi de la sorte, nous enchante encore puissamment au delà des siècles !