Lohengrin à Marseille, un Wagner sous le cygne du doute
L’œuvre de Wagner, son dernier opéra aux réminiscences belcantistes, pose l’impossible question du nom de famille, dirait-on aujourd’hui de l’identité, et du pouvoir qui lui est attaché. Point de publication de bans avant les noces d’Elsa et du chevalier au cygne, mais la confiance, rien que la confiance. Le drame, soigneusement écrit par Wagner, est avant tout un drame de l’intériorité, et de ses avancées continues (ô combien chez le compositeur), même s’il trouve à se jouer sur l’échiquier le plus militaire du Brabant.
C’est peut-être ce que retient la mise en scène, épurée, jusqu’à l’ascèse —ou au cheap— de Louis Désiré et de son équipe (décors et costumes monochromes de Diego Mendez Casariego, lumières livides de Patrick Méeüs). Du noir, rien que du noir, un peu de rouge qui tue, pour faire contraste à la rare blancheur de la pureté du Graal. Comme si tout cela avait pour seule finalité, bien atteinte, de conférer au récit du Graal par Lohengrin, sa dimension de rayonnante apothéose. La transcendance du guide divin s’extirpe de l’immanence du royaume du Brabant et de ses protagonistes en proie à l’ignorance du doute, après avoir fait le bien. Pour autant, l’immanence scénique n’est pas terre à terre, ne déplace pas le propos vers quelques édifications étrangères au cosmos wagnérien. Hormis peut-être un décor allégorique reposant sur le vis-à-vis étanche de deux coffrages transparents, mais encombrants (deux urnes ?), celui des armes côté profane et celui des livres côté sacré. Or, on ne le sait que trop, les mots sont des armes, le savoir sert le pouvoir… Les mouvements intelligents des foules chorales, sur un sol vallonné, viennent heureusement dynamiser la scène. On peut regretter également l’habillage visuel du prélude, moment unique, s’il en est, d’immanence musicale, de naissance de la musique à elle-même, dans le silence aux yeux clos de l’écoute. D’autant qu’il vient ici ouvrir la boite noire de la légende : la métamorphose de Gottried en cygne, pour justifier des apparitions pantomimes (par l’acteur Massimo Riggi) un peu trop surlignées.
Le plateau vocal présente une belle homogénéité d’expertise wagnérienne. L’intensité et la densité requises sont atteintes. Le rôle-titre du chevalier au cygne apparaît et s’impose continûment en messager divin. Le ténor viennois Norbert Ernst parvient à nimber par la seule beauté de son chant un physique qui n’est pas a priori attendu d’un chevalier du ciel. La voix, musicienne avant tout, le timbre de canopé au subtil vibrato, enveloppe le personnage d’une douce et pénétrante noblesse. La puissance de la projection vocale, nécessaire par endroit, reste dans le périmètre sacré de la divine compassion. Son épouse, Elsa de Brabant, est incarnée avec une grande simplicité par la soprano Barbara Haveman. Le rôle, impeccablement tenu, est complexe, ambigu, entre pureté belcantiste ("Einsam in trüben Tagen") et véhémence wagnérienne, notamment à l'Acte III. Ce rôle cristallise le doute, d’où peut-être l’impression de retenue que laisse sa prestation à l’auditeur, entre « encens diapré » (Liszt) et « apesanteur » (Baudelaire). Leur duo de cygnes blancs sait mettre à nu la lente temporalité du drame wagnérien.
Vient le couple des cygnes noirs. Le Telramund du baryton-basse Thomas Gazheli s’acquitte de ce rôle caractérisé chez Wagner : guttural jusqu’aux confins de ce qu’autorise l’allemand chanté, afin d’illustrer l’esprit de hargne vengeresse du personnage. Les mouvements du corps et surtout de la mâchoire sont saccadés, comme s’il agissait en Terminator vocal accomplissant mécaniquement sa machination sous la programmation d’Ortrud. Fort heureusement, l’instrument sait se faire couteau-suisse en matière de modulation de timbre et de registre lorsqu’il s’adresse à elle. Son Ortrud, autre personnage caractérisé chez Wagner, est la mezzo-soprano Petra Lang, davantage célébrée que sa consœur lors des saluts. De fait, et avec une nécessaire et périlleuse ostentation, les extrêmes vocaux et physiques sont sollicités. Les postures et mimiques sont bien rodées, les susurrements "Was tat ich dir ?" et imprécations "Wotan ! Freia !", bien dosés. Le timbre a la plasticité requise, de celle qui pétrit les destins, depuis les entrailles fumantes jusqu’au sifflet perçant.
Henri l’oiseleur, Roi de Germanie, est sereinement campé par le baryton-basse Samuel Youn. Le chanteur a compris que l’homme sage n’est pas d’action. Il a reconnu l’origine providentielle de Lohengrin et s’en remet à ce que son pouvoir a d’absolu. D’où la complexité du rôle, comme celui d’Elsa, dont il s’acquitte avec la même simplicité : lignes longuement posées, pour l’autorité, tendrement modulées depuis les profondeurs de sa caverne au cuir odorant, pour la charité. Son porte-voix est le Héraut d’armes du baryton Adrian Eröd. Le timbre est instrumental, la diction impeccable, la projection assurée.
Deux quatuors, l’un masculin, l’autre féminin, accompagnent Teralmund, en accusateur, et Elsa, en accusée (et vice-versa). Leur intervention, très courte, s’intègre sans hiatus au cortège wagnérien (Florian Cafiero, Samy Camps, Jean-Vincent Blot et Julien Véronèse pour les uns, Pascale Bonnet-Dupeyron, Florence Laurent, Elena Le Fur et Marianne Pobbig pour les autres).
L’orchestre est un autre personnage principal dans cette musique de chef autant que de scène. Paolo Arrivabeni est ovationné, d’abord par la fosse, puis de plus en plus par la salle, à chacune de ses entrées. Il pourrait être Parsifal, lui-même, père bienveillant et agissant continûment, depuis l’arrière-monde orchestral. La gestique sait se faire mathématique, usant habilement des phalanges de sa main gauche avec sa phalange orchestrale, plus emphatique en direction du plateau, de manière à contenir ce vaste univers dans l’unité polyphonique des finals. La joie d’avoir à interpréter ce répertoire est palpable depuis les sonorités qui proviennent de la fosse, réminiscences actives des personnages chez Wagner plus qu’accompagnement : textures serrées des cordes, traits martiaux des cuivres, plaintes sincères ou feintes des bois. Le dernier personnage qu’il reste à évoquer, et non des moindres, est le chœur, plus particulièrement masculin dans cette partition, remarquablement préparé par Emmanuel Trenque, tant dans les passages polyphoniques que massifs. Il a le moelleux et le puissant des espaces sonores intermédiaires enroulés autour des soli et tutti vocaux et instrumentaux : le frisson d’émotion est plusieurs fois assuré.
Une très longue ovation salue le travail généreux et engagé de cette production, plus appuyée encore pour le Chevalier, la Sorcière et le Directeur-Parsifal.