Dame du Lac douce-amère à Liège
C’est un regard sombre et désabusé que porte le metteur en scène Damiano Michieletto sur La Dame du Lac de Rossini à Liège. Il considère en effet (sans que cela apparaisse clairement sans explication extérieure en ce jour de première) que lors des longs duos entre Elena et le Roi, qui occupent une large partie du premier acte, la jeune femme a été séduite par cet inconnu, pour qui elle tremble ensuite lorsqu’il défie son autre prétendant Rodrigo en duel, et dont l’amour est si sincère qu’il le pousse à absoudre ses ennemis Douglas et Malcolm. Dès lors, le « happy end » par lequel Elena épouse son amant Malcolm n’en est plus un, puisque ce dernier n’est plus l’homme qu’elle aime.
Durant l’ouverture, les versions âgées d’Elena et Malcolm, se disputent dans un petit appartement étriqué, un portrait du Roi provoquant la jalousie de l’époux. Le couple revoit alors (dans un procédé rappelant le Rigoletto de Guth) les événements qui l’ont amené à cette vie amère : ils traînent leur rancœur au milieu des fantômes du passé, déchirant leurs lettres et déchirant leur couple. Le repère des highlanders est une vieille bâtisse (imaginée par Paolo Fantin) aux fenêtres en fer blanc cassées, au plafond crevé, au canapé éventré, à la végétation rampante. Un escalier de bois semble mener aux hauteurs des montagnes, au lointain. Les éclairages cinématographiques d’Alessandro Carletti sont vifs et tranchés, exprimant la fulgurance des sentiments et le sépia de la photo du mariage d’Elena et Rodrigo, idée exploitée dans de nombreuses productions de Lucia di Lammermoor.
Cet opéra, presqu’impossible à chanter tant chaque rôle demande un interprète à l’ambitus (écart entre la note la plus basse et la note la plus haute du rôle) exagéré, trouve ici une distribution de choix. Salome Jicia (déjà admirée dans Semiramide l’an dernier à Nancy), est une Dame du Lac aux vocalises fluides, qui coulent avec homogénéité. Son timbre est onctueux et son vibrato solide : émis tout en rondeur depuis le fond de la gorge, il est trop large lorsque les lignes vocales sont effilées, mais apporte de l’intensité dans les parties vocalisantes. Elle bondit de note en note sur son immense ambitus, avec souplesse et précision.
Maxim Mironov incarne le Roi Giacomo V (alias Uberto). Sa haute stature, droite et noble, flegmatique et élégante, crédibilise son incarnation théâtrale. Un souffle maîtrisé lui permet de porter des aigus clairs et brillants, et de plonger vers des graves aussi peu forcés, et ce même lorsqu’il doit faire ce voyage dans un sens et dans l’autre en quelques notes, dans une même respiration. Son vibrato est soigné : rapide, régulier et d’une amplitude raisonnable. L’apparente facilité de sa technique (et sans doute l’immense concentration requise par la partition) glisse parfois vers un manque de flamme dans son interprétation théâtrale.
Le ténor trapu Sergey Romanovsky chante le rôle de Rodrigo qui requiert l’un des sauts les plus héroïques du répertoire, depuis les tréfonds de la tessiture de ténor (la bémol) jusqu’à un contre-ut aigu, ce dont il s’acquitte avec justesse de sa voix joliment couverte et sans donner le sentiment souvent lié à ce rôle, de devoir forcer dans les deux extrêmes (bien qu’il doive balancer ses épaules pour faciliter l’émission des vocalises). Malgré les lignes escarpées de la partition, il trouve un phrasé suave qui lui permet d’alléger parfois des aigus qu’il sait rendre puissants ailleurs.
Marianna Pizzolato est un Malcolm guerrier à double tranchant. En effet, si sa prestation manque de nuance et d’intentions, et donc d’intensité et d’ampleur théâtrale, elle a le mérite indéniable de couvrir de manière homogène la totalité de l’ambitus requis, avec une grande facilité à vocaliser : ses trilles et ornementations sont bien conduits et sembleraient presqu’aisés à exécuter si leur grande complexité n’était pas connue. Fidèle de la maison, elle recueille de nombreux applaudissements du public.
En Douglas, Simon Orfila fait partie de ces basses caverneuses aux voix larges et lumineuses, qui confèrent aisément la prestance d’un père et d’un chef. Son vibrato est d’abord mal maîtrisé, mais il s’affine au fil de son air. Alors, il tonne et menace, imposant et long en souffle malgré des passages délicats dans les extrêmes graves. Stefan Cifolelli (Serano et Bertram) dispose d’un baryton lumineux sachant se faire duveteux. Julie Bailly, à la ligne vocale légèrement tremblante dans sa première intervention, s’affirme ensuite et offre en Albina une voix claire et sonore, légèrement vibrée.
Michele Mariotti dirige l’Orchestre de l’Opéra avec une grande économie de gestes. Les lignes musicales sont précises et sèches, très nuancées : l’orchestre attentif parvient ainsi à s’adapter au volume et aux nuances des solistes avec une grande réactivité. Il offre des pianissimi saisissants, le son étant parfois gonflé sur un demi-temps pour appuyer une intention ou une couleur. Les artistes du Chœur de l’Opéra (préparé par Pierre Iodice), dont les timbres sont individuellement jolis, peinent à chanter en groupe, provoquant des déséquilibres, des décalages parfois très marqués et des écarts de ton significatifs. Heureusement, certains écarts de tempi peuvent être rattrapés par le chef et les magnifiques ensembles avec chœur (notamment la scène du duel) sont les plus aboutis, ce qui évite aux solistes d’être mis en difficulté. La montagne vocale de Rossini accouche d'un succès et les artistes sourient !