La Petite Sirène baigne dans le Poème de l’amour et de la mer à la Philharmonie
Impossible, sans doute, d'imaginer meilleure ouverture pour ce concert marin que l'œuvre de Tōru Takemitsu (1930-1996), littéralement nommée "Vers la mer" (Toward the Sea). Cette œuvre commandée pour la campagne Save the Whales par Greenpeace au compositeur japonais (alors que certains de ses compatriotes massacrent les cétacés) existe en trois versions, chaque fois avec flûte alto et un instrument polyphonique (c'est ici, dans la troisième version, une harpe). Le duo entre un instrument monodique et un instrument harmonique verse bien rapidement dans la sonate pour flûte, accompagnée à la harpe. Michel Rousseau et Nicolas Tulliez (respectivement) déploient un son souple, soulevé, soufflé, aux motifs impressionnants et impressionnistes, au fil des trois pièces (1. The Night 2. Moby-Dick 3. Cape Cod), rappelant combien le génie de Tōru Takemitsu est un pont, un aqueduc entre la musique occidentale (Debussy et Messiaen pour la modernité du timbre) et les traditions japonaises.
Quoi de mieux qu'un aqueduc pour passer au second opus marin du programme ? Sur le si beau Poème de l’amour et de la mer composé par Ernest Chausson (1855-1899) sur des textes de Maurice Bouchor (1855-1929) et animé ici par l'Orchestre philharmonique de Radio France (direction Vasily Petrenko), Marie-Nicole Lemieux peut se laisser porter, filant ses sons pianissimo pour ne les laisser enfler qu'en fin de phrase, mais largement, en vibrato comme en volume. Son grave qui part et retourne à la voix de poitrine dramatique forme la coque de son navire vocal. Preuve de l'impressionnante largeur (et largesse) de sa tessiture, le programme la définit comme soprano alors que sa maison de disque la nomme contralto ! Son medium est toujours tendu d'intensité à dessein, soulignant le pathos du "son lamentable et sauvage", "l'adieu", "la sombre clameur des flots". Un effet qui se fait intensité à mesure que monte l'angoisse, que sombre dans la mer l'amour amer et mort à jamais.
Enchaînant naturellement sur une même mer de nostalgie (même après un entracte), La Petite Sirène (d'après le célèbre conte d'Andersen) d'Alexander von Zemlinsky (1871-1942) commence dans les profondeurs de l'océan et remonte progressivement vers la surface orchestrale miroitante. L'air rayonne par les montées de la première violoniste et des flûtes en doux chant d'oiseau marin. Comme chez Chausson, un thème musical infuse toute la partition et se déploie depuis le frémissement de l'écume jusqu'au fracas d'une marée, véritable cataracte rappelant les sommets de Mahler. Justement à l'époque, deux voies esthétiques se dessinent pour les compositeurs : la symphonie pure dans la lignée du modèle Gustav Mahler ou bien le poème symphonique qui suit un texte en racontant ses épisodes par la musique. Zemlinsky cherche un juste milieu en composant une "fantaisie" d'après un conte, s'inspirant d'ambiances et d'émotions (sans raconter l'histoire, mais en y renvoyant tout de même). Un choix personnel et une appropriation musicale d'autant plus poignante qu'elle est auto-biographique : comme son opéra et son personnage Le Nain renvoie au sentiment de rejet personnel ressenti par Zemlinsky, La Petite Sirène abandonne ses rêves d'amour, comme le compositeur dut abandonner sa passion pour Alma Schindler, qui deviendra Alma Mahler, laissant à Zemlinsky l'orchestre de malheur (et ce soir une nouvelle acclamation du public, qui le redécouvre toujours davantage).
Ce concert sera diffusé le 11 mai 2018 à 20h sur l’antenne de France Musique.