Quand l’amour se fait mort : création mondiale de Fando et Lis à Saint-Étienne
Parce que l’opéra est un lieu vivant et contemporain, Éric Blanc de la Naulte, dès sa prise de fonction en tant que Directeur général et artistique de l’Opéra de Saint-Étienne, a eu à cœur d’accueillir une création d’un opéra (comme il nous le rappelait en interview). Il passe donc commande auprès du compositeur Benoît Menut, Grand Prix Sacem 2016, et du librettiste et metteur en scène Kristian Frédric. Ensemble, ils choisissent une œuvre du dramaturge Fernando Arrabal (1932) : Fando et Lis. Créée en 1955, cette pièce de théâtre appartient, avant l’heure, au mouvement artistique concrétisé en 1962 par le dramaturge, le cinéaste Alejandro Jodorowsky (1929) et l’illustrateur Roland Topor (1938-1997) : le Panique. En plein contexte franquiste, l’œuvre Panique se caractérise par le refus de toute règle académique, la fusion du réel et de l’irréel, l’exaltation de la folie, voire de l’absurde.
L’action de cet opéra, en six tableaux avec prologue, prend effectivement place dans un monde post-apocalyptique, imaginaire mais possible. Sous les regards amusés et avides des corbeaux, Fando et Lis y errent en quête d’un idéal, la ville Tar, où disparaîtraient toutes les souffrances. Si leur amour l’un pour l’autre est fort et sincère, leurs réactions puériles et dangereuses leur seront fatales. En chemin, ils rencontreront Mitaro, Namur et Toso, trois hommes réunis sous un grand parapluie, eux aussi en route pour Tar.
Le livret de Kristian Frédric reprend les codes et les références du théâtre Panique. Tout d’abord, la critique du fascisme est évidente, surtout à la toute fin : les personnages semblent avoir enfin trouvé la ville idéale, qui apparaît d’abord derrière une épaisse brume pour disparaître ensuite derrière un haut mur. La société est particulièrement dépeinte dans le conflit de deux fonctionnements de pensées qui se manifestent dans le trio des hommes au parapluie : Mitaro et Namur passent leur temps à discuter de tous et à débattre de sujets qui n’ont aucune importance. Leur attitude exaspère le pragmatique Toso qui ne pense qu’à parvenir à Tar, qui est leur seul véritable objectif. Parvenus à Tar, ce dernier suit spontanément les défilés de soldats fascistes, n’hésitant pas à laisser ses amis dehors et à tirer lui-même sur Fando qui s’est approché un peu trop près du mur qui le protège. Finalement, ceux qui paraissaient superficiels et inutiles sont sans doute les plus humains et les plus sensibles. Peut-être sont-ils donc des artistes ? Certains spectateurs sortent marqués par la scène d’autopsie du corps de Lis par un homme-corbeau lors du trio des hommes au parapluie « Il lui avait promis » (tableau 6). Le livret est également fidèle à l’absurde du Panique, or si ce procédé perturbe volontairement les habitudes du public, celui-ci peut aussi être en manque de repères et souffrir de quelques longueurs.
Dans ce contexte de monde catastrophé et d’errance des hommes, Kristian Frédric signe une mise en scène sombre et relativement sobre. Le plateau est en mouvement quasi constant sans que l’on ne s’en sente gêné, par sa fluidité. La praticité des décors de Fabien Teigné aide assurément ce rythme, par leur manipulation apparemment simple, permettant de rapides changements de plateaux, en différents assemblages efficaces. Souvent tamisées et aux effets discrets, les lumières de Nicolas Descoteaux mettent parfaitement, et avec intelligence, en valeur les protagonistes ou les lieux de la scène qui doivent être regardés naturellement du public. Il faut saluer les costumes de Marilène Bastien, sales et abîmés des hommes perdus et élégants pour les hommes-corbeaux, ainsi que les fascinants masques de corbeaux de Kuno Schlegelmilch.
Bien que le compositeur Benoît Menut ait déjà une grande expérience des instruments et de la voix, cet opéra est le premier de son catalogue. La résonance des corps lui étant chère, il avoue une nette préférence pour la musique vocale et instrumentale. Pour la première, il donne forme à la musique du texte et, par sa sensibilité mélodique, y ajoute le lyrisme qui en sublime le sens. La voix est soutenue par une écriture harmonique colorée, sublimée par l’orchestration : souvent chaque partie instrumentale est doublée, à l’unisson ou à intervalle régulier, afin de créer un timbre particulier et ainsi reconnaissable. Interprétées sous la direction attentive de Daniel Kawka, certaines pages musicales sont très belles, tel l’accompagnement de « la chanson de la plume » (tableau 3), aux couleurs pianissimi sublimement produites par l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, dont les harmonies dérangeantes produisent un sentiment de tristesse qui prépare douloureusement la scène de viol. Les instrumentistes savent aussi bien interpréter la violence de la musique de la scène de torture de Lis par Fando, qui finit par la tuer (tableau 5). Outre son écriture harmonique, Benoît Menut utilise également un contrepoint complexe dans certaines scènes, comme dans le prologue où les nombreuses juxtapositions (Fando, chœur et différentes parties orchestrales) rendent très difficile la compréhension musicale, sans doute pour plonger l’auditeur dans le monde chaotique de l’histoire. La toute fin présente aussi une intéressante hétérophonie de quatorze chants fascistes, dans une superposition de huit à neuf voix.
Le rôle-titre féminin, Lis, est magnifiquement défendu par la soprano Maya Villanueva, au timbre clair et à la diction parfaite. Le rôle-titre masculin, Fando, est incarné avec panache par le ténor Mathias Vidal qui se montre à l’aise dans tous les registres, des graves jusqu’aux aigus de voix de tête, avec une impressionnante homogénéité. Il est également maître de toutes ses intentions dynamiques, certainement grâce à son excellente technique de souffle. Les deux comparses Mitaro et Namur sont respectivement interprétés par le baryton Pierre-Yves Pruvot et la basse Nicolas Certenais. Tous deux se montrent d’excellents comédiens, aidés par l’assurance et la puissance de leur voix. Le ténor Mark van Arsdale est à l’image de son personnage Toso, qui a du mal à se faire entendre et dont la justesse est trop basse, lorsque le soutien de l’accompagnement est presque absent. On peut regretter aussi la compréhension difficile du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, même lorsqu’il est en coulisses et amplifié. Le chant angélique du chœur des femmes « Suspendue comme un astre » (tableau 5) est toutefois très joli.
Après que le chœur ait entonné les chants victorieux à la gloire de Tar, l’opéra se termine avec les voix parlées et enregistrées d’un enfant, Roman Bertran Van Craenenbroeck, et d'une mère, Natalie Dessay, qui discutent innocemment de la mort, ramenant ainsi le public dans sa réalité.