Anne-Catherine Gillet et la partition numérique : conte fantastique à l’Opéra Comique
Il ne faudrait pas réduire le concert à cet incident, mais Anne-Catherine Gillet et les spectateurs se souviendront longtemps du léger moment de panique suscité par un dysfonctionnement de la partition numérique utilisée par la chanteuse, au tout début de la Chanson triste de Duparc : l’interprète en perd ses paroles avant d’entamer le troisième vers du poème d’Henri Cazalis (« Et pour fuir la vie importune… »), se réfugiant pour un très court moment dans un mystérieux sabir avant, très vite, de reprendre pied en se plaçant derrière le pianiste afin de suivre le texte des yeux sur sa partition, numérique elle aussi. Avec professionnalisme, Anne-Catherine Gillet continue et termine cette belle mélodie – et tout le concert – sans autre incident.
Il n’empêche : l’emploi de cette partition numérique pose question. Évidemment extrêmement pratique, elle s’intègre cependant assez peu naturellement dans le concept intéressant et original pensé par les artistes : celui d’un récital qui est aussi spectacle, un spectacle dans lequel les gestes, les déplacements, la physionomie, l’expressivité du visage et des regards jouent tout leur rôle dans la transmission de l’émotion. Or le maniement de la tablette ne permet pas à la chanteuse d’échanger des regards avec son public autant qu’il le faudrait pour créer le lien et la complicité indispensables à cette forme de concert, même si elle y parvient finalement par d’autres moyens, notamment musicaux.
La seconde originalité du concert réside dans l’élaboration du programme : les pages vocales alternent avec plusieurs pages instrumentales de Bizet (Le Retour), Fauré (la version pour piano et violoncelle d’Après un rêve, l’Andantino, l’Impromptu n°4), Poulenc (Cantilena) et Offenbach (les si belles Larmes de Jacqueline, trop peu souvent entendues), interprétées par trois solistes : un pianiste (Nathanaël Gouin), un violoncelliste (Sébastien Walnier) et une flûtiste (Fleur Grüneissen), dont les interventions, par le dialogue poétique qu’ils instaurent entre eux et avec la chanteuse, dépassent de loin le simple rôle d’accompagnement.
Quant aux pages vocales, elles comportent quelques classiques attendus (Debussy, Fauré, Poulenc, Ravel, Duparc), d’autres plus rares (la Berceuse de Godard, l’Élégie de Massenet, « Viens, une flûte invisible soupire » de Caplet) ; mais surtout, ces pages s’entremêlent à certaines chansons françaises « classiques » (Barbara : « Dis, quand reviendras-tu ? » ; Kosma : « Fille d’acier » ; Borel-Clerc : « Vous n’êtes pas venu dimanche » ; Carrara : Mon amant de Saint-Jean). Comme dans le beau double album d’Anne-Sophie von Otter Douce France paru chez Naïve en 2013, la filiation entre la mélodie française et la chanson apparaît flagrante.
Or la chanteuse se montre aussi convaincante dans un genre que dans l’autre. Elle conserve la même technique, la même émission vocale, le même engagement dans la mélodie que dans la chanson, tout en réussissant ce tour de force de ne jamais faire « soprano-classique-égarée-dans-un-répertoire-qui-n’est-pas-le-sien ». Tout est, en fait, affaire de style, de prosodie, d’intonation : un brin de gouaille quand il le faut, un très léger relâché dans la prononciation (au demeurant très satisfaisante, même si elle perd un peu de sa clarté dans le registre aigu), un peu moins de sophistication dans l’interprétation (ce qui ne veut pas dire que celle-ci en est moins travaillée !) suffisent à convaincre l’auditoire qu’il entend une chanteuse et non une cantatrice faisant la chanteuse. Cela nous vaut de belles réussites, d’un Amant de Saint-Jean presque tragique à un « Dis quand reviendras-tu ? » délicat et touchant.
Versant classique, les réussites sont nombreuses : on connaît la voix d’Anne-Catherine Gillet, très spéciale en ceci qu’elle possède certaines couleurs propres aux sopranos légers tout en ne se confondant nullement avec ce type de voix, en raison notamment d’une belle puissance dont la chanteuse fait preuve plus d’une fois, comme dans sa version de la Villanelle d’Eva Dell’Acqua : pas de suraigus extrapolés, de notes piquées, de pianissimi aériens. C’est que l’interprétation de la chanteuse donne à entendre, plus que le vol éthéré de l’hirondelle, le chant d’une jeune femme de chair et de sang éprise de liberté et d’émancipation. Ce côté incarné convient peut-être un peu moins bien à certaines pages qu’on aimerait parfois plus éthérées, telle La Flûte de Pan de Debussy. La pulpe de sa voix évoque celle d’un fruit sucré comportant juste ce qu’il faut de légère acidité pour titiller agréablement le palais. Plus d’une fois, elle donne l’impression d'une corde que fait vibrer un archet, et inversement, rarement les sonorités du violoncelle auront à ce point paru proches de la voix chantée, surtout lorsque les lignes de l’instrument et celles du chant s’entremêlent, comme dans Les Chemins de l’amour où la soprano laisse le violoncelle chanter à sa place les premiers vers du second couplet.
Ce beau concert soulève le juste enthousiasme d’un public conquis, qui réclamera trois bis, ce qui lui vaudra une belle interprétation, tendre et amusante de « Vous qui passez sans me voir » de Trénet.