Une Histoire du soldat d’aujourd’hui, intense et violente Radiant-Bellevue
Fuyant la Révolution russe d’octobre 1917, Igor Stravinsky (1882-1971) se retrouve exilé en Suisse. Bien que ne participant pas au conflit mondial qui déchire l’Europe, l’économie helvétique en souffre. C’est dans ce contexte difficile que le compositeur russe rencontre le chef d’orchestre Ernest Ansermet qui lui présente Charles-Ferdinand Ramuz. Avec ce dernier, il s’inspire de contes traditionnels russes, rassemblés par Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev, pour créer une musique de scène en deux parties. Pour des raisons économiques et pratiques, Stravinsky limite son effectif à sept instruments. Avec un ensemble ainsi réduit, il était prévu une tournée dans les villages suisses après la création au Théâtre municipal de Lausanne, le 28 septembre 1918. La grippe espagnole avorta ce projet, pourtant très prometteur, des deux entrepreneurs.
Si Stravinsky assure qu’aucun paramètre de son œuvre n’a été le fruit d’une réflexion esthétique, on y perçoit évidemment une influence des styles d’outre-Atlantique qu’il a découverts en enregistrements, tels le jazz, le ragtime et les musiques de cirque. Son inspiration de danses populaires fait de L'Histoire du soldat une œuvre modèle pour de nombreux compositeurs du XXe siècle.
L’Histoire du soldat raconte la malheureuse rencontre d’un soldat, alors en permission, avec le Diable. Celui-ci lui propose d’échanger son misérable violon contre un livre magique qui prédit l’avenir et lui assurera fortune. Le soldat accepte ce marché, évidemment trop beau pour être vrai. Le Diable lui fait perdre trois années de sa vie, qui l’efface de la mémoire de tous ceux qu’il aime. Faisant toutefois fortune mais n’y trouvant pas le bonheur, il tente de récupérer son violon, à tout prix.
Dans le cadre du Centenaire de la Paix, l’Opéra de Lyon invite Alex Ollé, membre du collectif La Fura dels Baus, à partager sa vision faustienne du chef-d’œuvre de Stravinsky, au Radiant-Bellevue de Caluire-et-Cuire. Le metteur en scène catalan transpose l’histoire au XXIe siècle. Il y confronte deux univers : tout d’abord le réel, avec le soldat comateux, immobile dans son lit d’hôpital, avec médecins, infirmières et visiteurs ; et son espace mental, par le jeu du narrateur, double du soldat. Celui-ci est lui-même en lutte intérieure, le Diable étant partie de lui, s’exprimant soit en dédoublement de la personnalité, soit en voix off comme sortant de la pensée du comateux. Son conflit interne est aussi accompagné d’un conflit externe, celui de la guerre qui le traumatisa psychologiquement. Ces souvenirs sont projetés sur toute la longueur du mur blanc de la chambre, le spectateur y étant ainsi immergé.
La transposition contemporaine semble parfaitement cohérente lors de la première partie, notamment lorsque le soldat retourne auprès des siens qui ne le reconnaissent pas. Étant resté plongé dans le coma trois ans durant (et non pas trois jours comme il le pensait), ses appels ne peuvent être entendus de ses proches, ce qu’il ne comprend pas. Dans la seconde partie, la transposition devient complètement, et volontairement, en décalage. Par exemple, l’extrême violence d’un souvenir d’interrogatoire auquel le soldat a participé, projeté sur le mur, est en complet décalage avec ce qu’il raconte : si cette violence le hante terriblement, il s’invente néanmoins une belle histoire, celle d’une princesse à secourir (« Petit concert » - scène 4). Les trois danses de la scène 5 produisent aussi un grand malaise, faisant ressentir l’incompréhension de la famille, heureuse de retrouver le soldat, et ce dernier, ne comprenant plus le monde réel. Ces violences visuelles, avec l’ajout de bruitages obsessifs d’une chambre d’hôpital, créent de nombreuses fois un sentiment d’angoisse.
Dans cette mise en scène, le narrateur prend part à toutes les actions, jouant ainsi les rôles du conteur, du soldat et de Méphisto. Cette omniprésence demande un investissement remarquable du chanteur, ici comédien, Sébastien Dutrieux. Même s’il arrive quelques fois que le spectateur lui-même ne sache plus où donner de la tête, le jeu de Sébastien Dutrieux est toujours très convaincant, transcrivant le dédoublement de personnalité et les angoisses du personnage avec un réalisme formidable.
Comme souhaité par Stravinsky, le petit orchestre est visible. Cependant, il n’est pas placé sur le côté mais surplombe le plateau. Il est ainsi nettement détaché de l’action du plan inférieur. Ses interventions semblent parfois courtes et épisodiques mais s’intègrent toujours très bien à l’action. Les musiciens de l’Orchestre de l'Opéra de Lyon interprètent cette œuvre difficile comme une pièce de musique de chambre, n’ayant que rarement besoin de la battue du percussionniste. Il faut particulièrement saluer le violoniste Kazimierz Olechowski, dont la partie est centrale –étant la manifestation physique et sonore de l’âme du soldat– et très ardue. Puisant sans doute dans sa culture polonaise, son violon est idéalement mordant et râpeux, en plus d’une technique trahissant à la fois la grande maîtrise de l’instrumentiste et l’approximation d’un violon bon marché d’un soldat-musicien.
Après que le soldat ne déclame froidement avoir trouvé la liberté en sa mort, l’obscurité et le silence envahissent la salle pour y ramener soudainement le spectateur, qui était jusque-là comme transporté dans un monde de violence, malheureusement réel et contemporain.