La Nuit transfigurée du Muguet lyrique à la Philharmonie
Le programme de ce concert laissera un souvenir marquant, par sa qualité et sa cohérence, construisant un propos et un développement organique. Le souple balancement de quelques archets désynchronisés (à dessein) semblera mener tout naturellement du Muguet de Zemlinsky aux immenses éclats d'un grand orchestre tutti sur sa Symphonie lyrique, après avoir traversé La Nuit transfigurée de Schönberg. D'autant que les deux solistes vocaux de la soirée se font naturellement porter par ces mouvements élancés, charpentés, l'Orchestre de Paris dirigé par James Conlon trouvant la qualité cardinale pour ce répertoire : la chaleur des graves qui forment à eux seuls une infinie palette de nostalgie expressionniste. L'élan collectif frémit, s'installe, mais la mélancolie plane toujours et s'exécute dans de soudains et terribles ralentissements, graves et râpeux.
Le programme croît naturellement du sextuor vers la cataracte orchestrale avec pour fil rouge la mélancolie (aussi poignante dans l'intimité que le torrent). Ouvrant le programme, Le Muguet fleurissait partout (de circonstance, à l'approche du 1er mai) composé par Alexander von Zemlinsky pour soprano et sextuor à cordes est en fait ici un octuor tant la chanteuse fait corps avec les instruments. Elle se place dans le prolongement de leur arc-de-cercle, au sein duquel le chef s'immerge, pénètre, s'avançant jusqu'au bord du précipice de son estrade. Seul l'octuor est d'abord éclairé, laissant dans la pénombre les pupitres orchestraux dominés par les figures tutélaires des huit contrebasses.
Tout sera illuminé par La Nuit transfigurée d'Arnold Schönberg, chef-d'œuvre absolu, l'une des plus belles preuves que la modernité reste une émotion à portée de tympan. La transition entre ces deux opus ne saurait être mieux conçue : comme Le Muguet, La Nuit transfigurée est à l'origine une œuvre pour sextuor à cordes composée en 1902. Le sextuor croît naturellement vers cette version de la Nuit orchestrée par Schönberg lui-même en 1917 (révisée en 1943), dont les terribles graves sombres résonnent avec la nuit noire dans laquelle furent plongés les juifs européens (Zemlinsky et Schönberg durent fuir l'Europe nazie pour rejoindre les États-Unis). Mais la Nuit se transfigure à mesure que point le jour : cette œuvre, ce programme et tout l'art de cette période est une recherche, une quête désespérée de Nogah, la lumière, la clarté, la splendeur Biblique (citée dans l'Ancien Testament) au bout du tunnel. Une lumière que trouve James Conlon en déplaçant littéralement son centre de gravité, vers les cordes aiguës, solaires.
Le jour se lève alors sur la Symphonie lyrique de Zemlinsky, offrant dans un dialogue alterné entre soprano et baryton, les poèmes de Rabindranath Tagore (compositeur, écrivain, dramaturge, peintre et philosophe indien, connu et influent en Europe au point de recevoir le Prix Nobel de littérature en 1913). Christopher Maltman se laisse porter par l'orchestre mais l'accompagnement croissant, gonflant, pousse son vibrato à s'élargir et ses accents vocaux à devenir martelés. De même lorsqu'il se rassoit pour laisser la voix libre à la chanteuse Aga Mikolaj, celle-ci doit projeter la voix et le corps vers l'avant. Les cataractes de l'orchestre paraissent d'autant plus décalées qu'elles écrasent la prose d'une frêle jeune fille rêvant au Prince charmant. Même le plus fin germanophone peinerait alors à comprendre le texte (d'autant qu'il détecterait aisément plusieurs erreurs de traduction dans le programme de salle). Fort heureusement, l'ensemble se tempère dès le troisième texte, le baryton déclarant son amour avec suavité, la soprano l'enveloppant -et le public avec- dans un manteau de nuit, bleue, pâlissante.
Cette nuit se couche à nouveau sur la Philharmonie, transfigurée par ce concert, mais seulement après une longue aurore boréale d'applaudissements.