Matthias Goerne et Seong-Jin Cho au service du Lied à Garnier
Le baryton allemand Matthias Goerne s’est toujours montré particulièrement soucieux du choix du pianiste qui l’accompagne dans ses récitals ou plutôt de son alter-ego, tant pour lui, le chant et le piano s’expriment dans cette aventure poétique et musicale à parts égales. En choisissant de s’associer le temps de trois récitals programmés à Vienne, Londres et au Palais Garnier de Paris au jeune pianiste coréen Seong-Jin Cho (23 ans), il a fait le pari de la jeunesse et d’un certain renouveau. Seong-Jin Cho a débuté une très brillante carrière internationale ponctuée par la Médaille d’Or obtenue en 2015 au prestigieux concours Chopin de Varsovie. À l’expérience de l’un vient se greffer la fraîcheur de l’autre. Le résultat dépasse les espérances et enflamme le public du Palais Garnier.
La première partie du programme propose deux compositeurs bien peu présents en France dans les
récitals de Lieder : Hugo Wolf et surtout Hans Pfitzner, exact
contemporain de Richard Strauss et pourtant si éloigné
esthétiquement de lui. Les trois mélodies d’Hugo Wolf sur des
textes de Michel-Ange donnent à entendre au monde les tourments de
l’homme dans une ambiance délibérément sombre et puissamment
dramatique où la lumière se fait jour dans le dernier Lied Fühlt
meine Seele das ersehnte Licht. La voix de Matthias Goerne
apparaît profonde, grave, cherchant encore ses appuis. Elle se
libère ensuite dans toute la série de mélodies de Hans Pfitzner
qui évoquent la nature et ses merveilles. Elle se fait plus libre,
plus sereine : le vibrato serré prend toute sa dimension, le
timbre expose des couleurs plus variées, la voix longue et
parfaitement soutenue ose des fulgurances qui bouleversent l’auditeur,
des piani qui, chez Matthias Goerne, ne sont jamais détimbrés et
conservent intact le grain du timbre de la voix. L’entente s’avère
parfaite entre les deux artistes, le jeu de Seong-Jin Cho
privilégiant la délicatesse du toucher, la beauté du mezza-voce,
l’harmonie sans renier le caractère. Cela est particulièrement
vrai dans le Lied An Die Mark ou Stimme der Sehnsucht
qui vient conclure la première partie dans une sorte d’apesanteur
baignée d’un climat poétique rare.
Avec Richard Wagner et les Wesendonck-Lieder, si chers au cœur du compositeur, Matthias Goerne laisse s’exprimer toute sa passion contenue, voire l’exaltation des sentiments. Le legato s’avère souverain, les tensions exacerbées mais maîtrisées, dans une sorte de progression émotionnelle qui termine en apothéose avec le fameux Träume (Rêves). Matthias Goerne est à la scène un Kurwenal exceptionnel dans le Tristan et Isolde de Wagner : il aborde les Wesendonck-Lieder avec cette même capacité descriptive, ces mêmes affinités profondes. Autre ambiance ensuite avec cinq Lieder de Richard Strauss, parmi les plus connus. La flexibilité vocale de baryton peut pleinement s’y épanouir même si une certaine fatigue, du fait d’un programme lourd abordé en toute franchise, se fait ressentir (il n’y aura pas de bis). Entre la rêverie bucolique de Traum durch die Dämmerung (Rêve au crépuscule) interprété du bout des lèvres, les tensions de Ruhe meine Seele (Repose mon âme) et surtout Im Abendrot (Dans le rouge du couchant), mélodie ultime en forme de testament concluant les Quatre derniers Lieder, l’art de Matthias Goerne frôle la perfection. Seong-Jin Cho dans ce dernier Lied particulièrement et dans la conclusion qui laisse le son peu à peu s’éloigner et se dissiper dans l’espace-temps, se hisse au même niveau d’exactitude et d’excellence que son partenaire.