Mârouf au Comique : le miel d’une pâtisserie orientale
Il est parfois dans le monde de l’opéra des injustices criantes, ou tout au moins chantantes. Ainsi, rares sont ceux qui connaissent l’existence du compositeur Henri Rabaud. Plus rares encore sont ceux qui ont un enregistrement de son œuvre la plus connue, Mârouf, Savetier du Caire. Pourtant, son livret inspiré des 1001 nuits est séduisant et poétique, avec ses personnages hauts en couleur, aux trajectoires élaborées, éloignées des clichés (Mârouf est pieu et fidèle mais menteur et voleur, le Vizir n’est méchant que parce qu’il est lucide, la Princesse est pure mais trahit son père). La partition est elle aussi de valeur, très construite dans un orientalisme filé de bout en bout. La prosodie de Debussy est prégnante (Pelléas et Mélisande a été composé 12 ans plus tôt) et les lignes effilées de Wagner (le duo final de Siegfried par exemple) se font entendre lors de la présentation de la Princesse, à l’acte III. Le mélange des cultures qui fait la recette de cette œuvre n’empêche pas une structuration très intelligente de l’orchestration et des ensembles, à la fois théâtraux et savoureux musicalement.
La mise en scène qu’en tire Jérôme Deschamps, créée lorsqu’il dirigeait l’Opéra Comique, est colorée et pleine de surprises. Ce qui marque d’abord, ce sont les costumes aussi excentriques que poétiques imaginés par Vanessa Sannino (qui nous avait expliqué son travail sur sa Cenerentola romaine). En particulier, les chapeaux expressionnistes disent tout du personnage (un bateau pour le marin, une balance pour le juge, une tête de fouine pour le méchant). Le décor de bande dessinée, aux ingéniosités sous-exploitées, est l’œuvre d’Olivia Fercioni. La chorégraphie de Franck Chartier est à la fois moderne, drôle et sensuelle (les couples sont par exemple amenés à danser bouches jointes, ce qui nécessite force contorsions !). Les performances de l’âne et du cheval, dragueurs mutins, apportent un brin d’absurde et de comique de répétition, marqueurs de Jérôme Deschamps. La direction d’acteurs est impeccable. Il faut dire que le plateau vocal est de qualité : les lecteurs d’Ôlyrix connaissent d’ailleurs bien le trio central pour avoir découvert en interview à la fois (cliquez sur les noms pour lire les articles) Jean-Sébastien Bou, Vannina Santoni et Jean Teitgen.
Jean-Sébastien Bou tient le rôle-titre avec un investissement scénique total : il se recoiffe avec une balayette, se tape avec une savate, s’écroule par terre dans un impressionnant plongeon et subit une bastonnade de 100 coups de matraque. Il tenait déjà le rôle il y a cinq ans, ainsi qu’à Bordeaux en février, et cela se ressent. Il apparaît caché dans un grand sac : c’est par sa voix joliment couverte et résonnante qu’il se présente au public. Ses mélismes sont émis avec naturel et chaque mot est habillé d’une nuance et d’une couleur vocale propre. Sa diction parfaite, avec ses voyelles très fermées, permet de se passer totalement du surtitrage.
Gracile, Vannina Santoni est une Princesse Saamcheddine à la voix fine et légèrement vibrée, très pure, qui trouve de l’épaisseur dans les forte. Son phrasé délicat ouvre subtilement les voyelles, mais bénéficierait d’un legato (qu’elle a charmant au demeurant) plus présent. Affichant un bagout qu’elle a rarement l’occasion de dévoiler, elle s’amuse assurément dans ce rôle comique, loin des femmes au destin tragique qu’elle a l’habitude d’interpréter. Jean Teitgen impressionne toujours par sa voix large au timbre de sultan, homogène sur toute la tessiture, riche de couleurs et d’harmoniques et dont la résonance emplit largement l’espace. Déjà de structure imposante, il est ici surplombé d’une coiffe démesurée qui lui donne une stature impériale.
Comme à son habitude, Franck Leguérinel montre son goût des mots et du jeu théâtral : si la voix est mate, sa performance en Vizir bénéficie de sa diction impeccable et de sa gestique, proche du mime. Lionel Peintre est un habile comédien, au chant déclamatoire. Ses graves sont vibrants et ses mediums sont francs. Aurélia Legay est la Calamiteuse de Mârouf (comprendre sa femme) : sa voix a des aigus tranchants et tirés qui siéent au personnage. Cerise sur le gâteau, Valério Contaldo apparaît à la fin de l’ouvrage avec son timbre brillant et profond, son émission structurée et son vibrato rond et rapide. Luc Bertin-Hugault, pâtissier généreux mais maladroit (il envoie de la crème partout), arrive à marquer les esprits par sa courte apparition, à la fois par le comique de sa démarche et par le beau timbre de sa voix de basse haut placée. Yu Shao, dans ses différents rôles, laisse entendre une voix chaude et généreuse ainsi qu’une prononciation satisfaisante.
À la tête de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Marc Minkowski parvient à exalter la douceur suave de l’orient et le lyrisme délicat de l’occident. Le Chœur de l’Opéra de Bordeaux est partie prenante de la mise en scène fantaisiste et semble se plaire à l’exercice. Les timbres sont homogènes, au contraire de la mise en place rythmique, fantaisiste elle aussi.
C’est un long et chaleureux accueil que réserve le public aux chanteurs (et à Jean-Sébastien Bou en particulier), au chef et à l’équipe de mise en scène : leur bon génie veillait sur leur art.