À l’Opéra de Limoges, des Pêcheurs de Perles voient l'amour triompher
Il suffit d'ailleurs de quelques petites secondes après le lever de rideau pour comprendre que la partition de Bizet sera idéalement servie par cette coproduction des opéras de Limoges, Reims (où elle sera donnée le mois prochain) et Nice. Sobre mais efficace, la mise en scène imaginée par Bernard Pisani mobilise deux surfaces murales placées en parallèle sur toute la largeur du plateau, percées en leur milieu et sur toute la hauteur de la scène par deux grands espaces aux contours onduleux. La surface murale, d'un bleu clair et vif, figure la mer et les vagues hautes qui se projettent sur des rochers escarpés. L'espace ouvert, lui, symbolise un horizon qui va se perdre au loin sur un grand cercle jaune vif, représentant un soleil éclatant (devant lequel sera placée une statue de Bouddha à l'Acte II). Des éléments d'exotisme et des couleurs phosphorescentes allant du jaune au rouge, accompagnés de costumes traditionnels (robes et turbans de couleurs claires et vives), voilà donc de quoi dessiner un cadre idéal pour une œuvre que les librettistes Eugène Cormon et Michel Carré ont justement voulu exotique et lointaine.
Car c'est bien en 1863, donc, le 30 septembre, alors que Georges Bizet n'est âgé que de 24 ans, qu'ont été créés ces Pêcheurs de Perles sur la scène du Théâtre lyrique de Paris. L'histoire est, dans les grands traits, celle d'une amitié mise à l'épreuve de l'amour : deux amis, Nadir et Zurga, sont dans le passé tombés amoureux d'une même femme, Leïla. Lorsque les deux amis se retrouvent, dans un village de pêcheurs commandé par Zurga, ils jurent de renoncer à cet amour, scellant un fraternel et solennel pacte d'amitié. Mais quand Leïla reparaît à son tour, sous les chastes traits d'une prêtresse voilée, les sentiments de Nadir (qui reconnaît sa voix) refont surface et les amants se retrouvent. La colère de Zurga est alors double : Leïla n'a non seulement pas respecté son vœu de chasteté et, de surcroît, elle clame sa préférence amoureuse pour Nadir. L'exil puis la mort sont promis aux deux amoureux, l'un coupable d'avoir rompu un pacte d'amitié, l'autre de parjure. Mais Zurga se rappelant que Leïla lui avait autrefois sauvé la vie, il gracie en retour les deux amants.
Une distribution entièrement francophone
Pour mettre en vie ce livret d'apparence simple mais qui n'en offre pas moins une riche intrigue, notamment centrée sur le poids du souvenir, la scène de Limoges accueille une distribution totalement francophone. Nadir est campé par un convaincant Julien Dran. Le jeune ténor, qui avait déjà tenu ce rôle en mai 2014 sur la scène de l'Opéra de Massy, fait preuve d'une aisance vocale appréciable tout au long de l'œuvre. Sans forcer outre mesure, il projette une voix au timbre vibrant, en faisant la démonstration d'une épatante maîtrise des nuances. C'est tout particulièrement le cas dans sa grande romance du premier acte, « Je crois entendre encore ». Le ténor français, en plus de se montrer à son aise dans les aigus, y offre un chant comme suspendu et aérien en évoquant la « folle ivresse et le doux rêve » de son amour pour Leïla. Julien Dran, dont on peut malgré tout regretter par moments la gestuelle statique, est pareillement convaincant tout au long des trois actes, comme au début de l'œuvre lorsqu'il scelle le pacte d'amitié avec Zurga. L'air « Au fond du temple saint », lui aussi passé à postérité populaire, est un régal de symbiose entre voix de ténor et de baryton, avec l'accompagnement fougueux et passionné des cordes à l'orchestre.
Zurga, justement, est interprété par un Alexandre Duhamel qui connait bien le rôle, pour l'avoir notamment tenu en version de concert sur la scène de la salle Pleyel en 2013, aux côtés de Roberto Alagna et Nino Machaidze. Dès sa première intervention, qui le voit intronisé chef du village de pêcheurs, le baryton français fait l'étalage de sa puissance vocale, dévoilant un timbre souple et chaud. Il fait aussi preuve d'un charisme collant parfaitement à son personnage, ainsi qu'à une autorité traduite par un art des nuances maîtrisé, sachant tirer vers le forte aux moments opportuns. C'est notamment le cas lorsque, à l'acte I, Zurga fait jurer à Leïla de rester chaste et soumise à sa loi. En chef de village froid et autoritaire ainsi qu'en amoureux et ami trahi, Alexandre Duhamel se montre également convaincant lorsque, à la fin de l'Acte II, découvrant le visage de Leïla, il prononce la sentence de mort envers les deux amants sacrilèges.
Hélène Guilmette, qui effectue là une prise de rôle, est de son côté une Leïla qui monte en puissance au fil de l'œuvre, dévoilant peu à peu la richesse d'un soprano solaire par instants. C'est le cas dans le remarquable chant sacré, « Oh dieu Brahma », où Leïla, séductrice et mystérieuse, invoque le « dieu souverain du monde » dans un air aux motifs chromatiques et aux sonorités orientales dans lequel le chœur fonctionne comme un lointain écho. Un passage qui permet en outre à la soprano québécoise de dévoiler une agréable capacité à vocaliser. Son grand air de l'Acte II, la cavatine « Comme autrefois », est tout aussi remarquable, avec des aigus atteints avec maîtrise et projetés avec subtilité.
Enfin, la performance de la basse Frédéric Caton en Nourabad est également à saluer. Sur le plan vocal, d'abord, avec une voix chaude et sombre à souhait, particulièrement à l'aise dans les graves. Sur le plan scénique aussi, Frédéric Caton incarnant un Grand-prêtre avec tout ce qu'il faut de froideur et d'austérité.
Le Chœur de l’Opéra de Limoges se montre formidable d'intensité et de justesse musicale et scénique. Renforcée pour l'occasion par une dizaine de chanteurs supplémentaires (soit un effectif total de 32 choristes), la phalange dirigée par Jacques Maresch est impeccable de bout en bout. Dans le final de l'Acte II aux accents fortement verdiens, son appel à la protection du dieu Brahma (« Oh Divin Brahma ») offre un chant puissant et intense. L'Orchestre de l’Opéra de Limoges dirigé par le jeune chef Robert Tuohy se met également au diapason de l'œuvre, sachant toujours adapter tempi et nuances aux différentes atmosphères dictées par l'intrigue. Enfin, la performance et l'énergie scéniques de cinq danseurs pêcheurs présents dans différents tableaux récoltent au baisser de rideau de justes applaudissements.