L'ouïe a mille airs avec Domingo et Yoncheva en direct du Met
Le librettiste Salvatore Cammarano a transformé la pièce de Friedrich von Schiller, Kabale und Liebe (Intrigue et amour), en cette Luisa Miller, une intrigue accumulant les rebondissements et coups de théâtre pour cet opéra de transition composé après 10 ans de carrière et figurant au milieu du catalogue de Verdi. Paradoxalement, la mise en scène d'Elijah Moshinsky, qui vient interrompre le fil de l'action en exigeant de très nombreux et longs changements de plateau au milieu des actes, offre ainsi un peu de répit (et l'occasion, pour les spectateurs au cinéma, de voir comment les techniciens font coulisser les décors). Il s'agit donc de se laisser porter par l'enchaînement des épisodes, car ils offrent autant de morceaux musicaux mettant en valeur les voix par une partition limpide (les rythmes sont aussi francs que les lignes mélodiques et les tonalités), avec notamment une infinie combinaison de duos vocaux entre les différentes tessitures, sans oublier le sublime trio de mort finale et deux francs quatuors.
D'autant que la version diffusée ici à travers la planète offre une distribution vocale exceptionnelle, avec notamment une triple prise de rôle pour les personnages principaux et les interprètes vedettes ! S'ils finiront par offrir de beaux débuts dans ces rôles, les débuts de cette performance sont très délicats, comme souvent pour ces prestations captées tôt dans la journée d'un interprète (pour être diffusées en début de soirée à Paris, les représentations ont lieu vers midi à New York, une heure à laquelle les voix ne sont pas encore chauffées). Le premier acte propose ainsi une soprano aux aigus tirés et craquelés, un ténor en force et un baryton compensant sa fébrilité par un excès de tension musculaire.
Soit, mais l'Acte II rend toute sa contenance au légendaire Plácido Domingo. Dès son entrée sur le plateau, avant même qu'il n'émette le premier son de son personnage Miller (père de Luisa), il est applaudi par un public conquis d'avance et, porté par cet enthousiasme, il entre dans la peau de son personnage jusqu'à s'y confondre. Pour ce faire, il peut s'appuyer sur sa musicalité sans faille, son aisance dans les aigus (bien plus que dans les graves, pour cet ancien ténor devenu baryton) et sur sa connaissance scénique du répertoire (Miller est en effet un alliage de Rigoletto et Germont : un père perclus de regrets, qui perd sa fille pour avoir refusé qu'elle aime).
Dès l'Acte II, il retrouve en Luisa une fille et une Sonya Yoncheva souveraine, montant par des échelles aux dissonances parfaitement justes et suaves, depuis son grave cauteleux jusqu'aux aigus francs. Le deuxième acte exige également du ténor un véritable tour de force, que Piotr Beczała (Rodolfo) prolonge par une endurance aussi impressionnante que ses acclamations. S'appuyant sur les graves de l'orchestre et même de l'orgue, les aigus qui peinaient d'abord à trouver la moindre couverture, rayonnent de santé et d'harmonies suraiguës.
Mais ce trio vocal est transformé en quatuor de premier plan par la performance exceptionnelle d'Alexander Vinogradov. Son incarnation scénique et vocale du Comte de Walter (père de Rodolfo s'opposant au mariage avec Luisa Miller) combine à merveille la couleur de basse sombre et le timbre recelant immédiatement la douleur finale du père. Federica, Duchesse d'Ostheim et nièce de Walter, rivale de Luisa pour l'amour de Rodolfo, est tenue par Olesya Petrova, combinaison parfaite mezzo/contralto pour cette interprète dont les graves suaves répondent à ceux du Comte et à l'affront reçu de ne pas être aimée. Dmitry Belosselskiy a le costume et la mine aussi noirs que seyant pour son vil Wurm, lombric lubrique à la voix vrombissante un peu hachée. Enfin (et à l'exact opposé), Rihab Chaieb en Laura rejoint la catégorie (fréquente au Met) de ces interprètes dont on regrette amèrement que le rôle soit si court et ne laisse pas apprécier davantage sa voix (aussi caressante que sa présence scénique).
Cette production marquée par le 149ème rôle de Plácido Domingo qui peut s’enorgueillir d'avoir offert plus de 4.000 performances, devait également faire l'événement en offrant une mémorable réunion au célèbre chanteur et au chef d'orchestre James Levine (leur première collaboration au Met s'était justement faite avec Luisa Miller en 1971, Domingo chantant à l'époque le rôle de Rodolfo). Suite aux graves accusations à l'encontre de James Levine, qui a été renvoyé par le Met, c'est Bertrand de Billy qui assume pleinement les cavalcades martelant cet opus. L'orchestre y cherche et y trouve toujours des subtilités, mises en exergue dans le colla voce (la fosse se "collant" aux voix). À l'inverse, le chœur déçoit d'emblée et irrémédiablement par un son brouillé, lointain, aux lignes floues et décalées.
Le spectacle se conclut par une fin dramatique : ne pouvant s'aimer, Luisa et Rodolfo (tels Roméo et Juliette) boivent du poison. Comme dans La Bohème diffusée récemment par le Met, Sonya Yoncheva meurt en tendant la main vers "Rodolfo", comme dans Traviata récemment à Bastille, Plácido Domingo pleure sa fille dont il aura empêché l'amour. Les deux pères sont réunis côte à côte, sur la dépouille de leurs deux enfants. Une image résumant à elle seule la puissance de cette représentation portée en triomphe.