L’Italienne à Alger : l’orient chanté à Toulon
Le livret d’Anelli s’ajuste à l’intelligence démonstrative de la musique, pour un public en attente d’immersion sensorielle et émotionnelle. Un propos dense, ambivalent, est masqué par une poétique et politique de la légèreté : orientalisme colonial et patriote, figure féminine, entre émancipation et édification. Femme et orient : deux figures où s’engouffre l’imaginaire des dominants. Le compositeur en assure la transposition, avec les moyens de la musique : virtuosité, tonicité, matière. Cela constitue un défi de mise en scène -et d’interprétation- pour notre 21e siècle, fatigué de remettre en question les fondamentaux de la modernité.
Et c’est là que la mise en scène de Nicola Berloffa intervient, pour le public de 2018. Au vestiaire : l’arsenal vidéo, les propos scéniques avant coureurs, saturant de signes l’ouverture orchestrale. La musique est écoutée pour elle-même, pour les bonheurs qu’elle contient et annonce, grâce à la maîtrise rossinienne du crépitement sonore « alla turca ». Chez Berloffa, la caricature orientaliste se fait sereine, la fantaisie, sans provocation. La relecture se veut respectueuse de la légèreté rossinienne. La profusion des clins d’œil oblige à ouvrir grand les yeux sur la « folie organisée et complète » de l’œuvre (dixit Stendhal).
Les costumes sont également signés par Nicola Berloffa. Ils laissent affleurer, à fleur de peau, la sensualité ou l’outrance des étoffes vives enveloppant les corps. L’époque choisie est 1930. L’année folle… du centenaire de la colonisation de l’Algérie. Le voile, discret, est le fil blanc qui relie les vêtements du peuple : peuple d’eunuques à la face voilée, peuple de légionnaires à la nuque voilée.
Le dispositif décoratif de Rifail Ajdarpasic laisse tourner un manège enchanté. Les scènes commutent rapidement du harem au palais, des lieux intimes aux espaces publics, du commun au cérémoniel,tout dans cette « roue de fortune ». Les faisceaux lumineux de Marco Giusti prolongent les codes couleur d’une palette vénitienne à la Vittore Carpaccio, nimbant ses saintes comme ses courtisanes.
Le plateau vocal occupe l’espace visuel avec la justesse baroque (profuse et millimétrée) d’une fine direction d'acteurs. Le Mustafà de la basse Andrea Mastroni prend bien la place de calife dans la troupe. Touchant amoureux d’émirat, la voix est ample, profonde, souple et modulable, jamais engorgée. Il sait descendre à la cave de sa tessiture, mais toujours avec un flambeau à la main, qu’il n’abandonne pas lorsqu’il monte les escaliers, aux marches bien égales, de ses vocalises. Il n’est jamais à bout de son souffle.
Isabella sort de sa malle en la mezzo-soprano Laura Verrecchia. Sa féminité triomphe sur un escalier de music-hall où elle passe ses hommes en revue, avec les trucs en plume d’une improbable Mata Hari. La tonicité quasi chorégraphique qu’elle donne généreusement au personnage tient la scène. La voix est facile, dans son medium comme dans ses rares et précieux aigus, mais se leste d’un vibrato un peu trop épais. Comme si le timbre, qu’on imagine splendide, se devait, dans son interprétation rossinienne, d’être déjà vocalise.
C’est avec Elvira, femme larguée, la soprano Michela Antenucci, que vient le bonheur de timbre et d’émotion. Depuis le cri inaugural jusqu’au soupir des retrouvailles, ses trop rares interventions baladent à la cime des péripéties une voix capable d’ajuster et projeter son fuselage d’aluminium aux profils exacts des lignes rossiniennes.
Autre voix de lumière que celle de Lindoro, l’esclave italien. Il est confié au juvénile ténor Alasdair Kent, moussaillon irréel tout droit sorti d’une publicité sonorisée d’opéra à la Jean-Paul Gautier. L’aisance et la maturité vocale et scénique offrent leur beau contraste. La présence et la voix invitent à un voyage étonnant. Il touche, par la grâce. Ses aigus génèrent, à leurs confins, la partie la plus silencieuse du silence.
Taddeo est grimé en barbon barbu par Luigi de Donato. Il en assume avec un irrésistible et généreux potentiel comique toutes les ingratitudes. La chandelle qu’il tient donne à son chant une couleur de cire chaude, tel un baume enveloppant pour l’oreille. L’Haly du baryton-basse Joé Bertili rappelle, avec une nostalgie ambivalente, Mama, dans Autant en emporte le vent. Un léger retrait vocal, comme un voile de son jupon à cerceau, en constitue l’équivalent sonore. Enfin, Zulma, troisième rôle féminin, est assurée efficacement, entre fleur et cravache, par la mezzo-soprano Julie Pasturaud.
La direction musicale de l’œuvre représente un défi pour le chef d’orchestre. Il se doit de dompter une matière déjantée, profuse et résistante afin de ramener le chaos de l’altérité (féminine et étrangère) à l’ordre moral et politique. Francesco Cilluffo le relève avec tonicité et engagement. Le bas du corps semble immobile, tandis que du buste jusqu’aux extrémités de sa tête et de sa baguette, il semble vouloir faire avancer la fosse comme une seule immense boîte à musique, capable de s’emballer et de se calmer, à la demande, non sans quelques petites difficultés. Une mention spéciale pour les pupitres des vents de la phalange varoise, particulièrement exposés dans cette œuvre. Et pour les chœurs masculins, visiblement heureux et à leur aise dans ce répertoire.
Le public accueille chaleureusement l’ensemble de la proposition, avant d’emporter avec lui, sa part rêvée et lucide, d’orient chanté.