Passion selon Saint Matthieu à l'Âge des Lumières au TCE
La Saison de Pâques s'annonce clairement, grâce à deux indices : les étals des magasins se remplissent de chocolat, autant que ceux des salles de concerts avec des Passions de Bach ! Le directeur du TCE en personne nous en confiait les raisons (en interview) et une fois encore, le public lui a donné infiniment raison en se pressant pour faire un nouveau triomphe à la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach.
Le ténor Mark Padmore interprète L’Évangéliste, rôle idoine pour diriger en même temps l'ensemble, ce qu'il fait de manière discrète et naturelle : mains jointes près du corps, donnant les élans et les départs avec son inspiration. La tessiture manque d'homogénéité en raison d'un aigu tiré (registre très sollicité par la partition), cherché très haut et fatigant rapidement (notamment en raison d'un menton très relevé, tirant sur l'appareil guttural), mais cela est le fait d'une intensité remarquable (et a incidemment le mérite d'illustrer la souffrance face au martyr catholique). Ce disciple divin saute en beau diable de sa chaise pour projeter ses phrases avec conviction. Au point qu'il pétrifie et suspend à ses lèvres l'auditoire des fidèles (spectateurs comme instrumentistes).
Le Christ articule très bien, ce qui semble aussi nécessaire qu'appréciable pour convaincre des fidèles. D'autant que le baryton Roderick Williams est un Jésus crédible : grave et noble mais emprunt de douce empathie. Si la voix est entrecoupée et plafonne au-dessus du médium, à cause d'un souffle limité, ce Christ est certes peu aidé par l'accompagnement d'un violoncelle perdu.
Sur un duo de hautbois, la soprano Louise Kemény déploie un timbre solaire, au vibrato aérien, seyant fort bien à l'esprit de félicité, espérant, anticipant la Résurrection du Christ. C'est sur un léger duo de flûtes qu'entre la contralto Claudia Huckle. Les Passions de Bach sont indéniablement lyriques, mais cette interprète cherche un placement et un registre dramatiques, très largement vibrés. Une dimension (et un souffle riche) qui sied certes aux passages parmi les plus tragiques du calvaire christique ("arrachez-moi le cœur. Qu'il devienne le calice. Où s'épanchent ses blessures. Qu'il recueille tout son sang"). C'est donc, en toute logique (et toute beauté) que les flûtes et les bois s'unissent pour le duo de la soprano et de la contralto, opérant une belle alliance des contraires.
Les autres interventions vocales échoient à des artistes du Choir of the Age of Enlightenment (Chœur de l'Age des Lumières), ce qui leur offre l'occasion d'apprivoiser le rituel d'une prestation soliste. Pour ces interventions, ils sortent d'un chœur étonnamment formé : trois hommes et une femme côté Jardin (ce qui peut certes former un quatuor avec un contre-ténor), mais également trois femmes et un homme côté Cour avec quatre hommes sur l'estrade derrière eux. Le son vocal penche ainsi à droite, mais l'instrumentarium penche à gauche : si la symétrie est remarquable en ce qui concerne les cordes et les vents, l'orgue est bien plus grand à gauche qu'à droite. C'est ainsi l'occasion de rappeler la spécificité exceptionnelle de cette œuvre, qui est en fait pour deux chœurs et deux orchestres, sachant les unir et les faire dialoguer avec la maestria qui a fait entrer Bach dans la légende. L'Orchestra of the Age of Enlightenment (Orchestre de l'Age des Lumières) déploie fort bien ce contrepoint harmonique, faisant même légèrement résonner l'acoustique du Théâtre des Champs-Élysées, jusqu'à la belle symbiose finale qui mène Jésus au tombeau et le public à l'acclamation.
Étonnamment, ce ne sont pas seulement les solistes qui retournent alors -seuls- en coulisse, mais l'intégralité des musiciens (tous égaux devant Bach). Il faut dire que la durée des deux rappels sonores leur offre largement le temps de revenir sur scène.