La sixième parole de Bach est une Passion selon saint Jean à Lille
Après les « Châtiments » et les « Profondeurs », le cycle de concerts produit par Raphaël Pichon et dédié aux œuvres sacrées de Jean-Sébastien Bach se poursuit avec « Ecce homo » (« Voici l’homme »), parole biblique de Ponce Pilate présentant Jésus à la foule. En l’approche de Pâques, le chef célèbre la Passion selon Saint Jean, monument baroque relatant le martyre du Christ. Introduite par le choral « O Traurigkeit, O Herzeleid ! » (Anonyme) et entrecoupée par des extraits de la cantate BWV 159 « Sehet ! Wir gehn hinauf gen Jerusalem » et par le choral « Christe du lamm Gottes » (extrait de l’Appendix II de la Passion), elle fait l’objet d’une interprétation très finement ciselée. À côté de l’Ensemble Pygmalion, six solistes se partagent le devant de la scène. Chez les personnages bibliques, le ténor Julian Prégardien endosse le rôle de l’Évangéliste, le baryton Tomáš Král celui de Jésus et le baryton-basse Simon Robinson celui de Pilate. Quant aux airs de soliste, ils sont partagés par la soprano Kateryna Kasper, l’alto Lucile Richardot et le ténor John Irvin.
Raphaël Pichon et l’Ensemble Pygmalion portent une fois encore ce répertoire avec brio. Dans l’orchestre, les mouvements sont précis, sagaces. S’en détache une clarté de son qui éclaire les différents timbres de chaque instrument. Le continuo fournit un soutien harmonique et mélodique bienveillant à l'égard des interprètes. À côté, les bois, subtilement mis en évidence, colorent la partition par leurs timbres chaleureux. La viole de gambe de Julien Leonard, le violoncelle d’Emilia Gliozzi et les flûtes de Giorgia Browne et d'Anne Thivierge sont tous les quatre salués chaleureusement par le public et par le chef à la fin du concert. Particulièrement éblouissants, ils montrent de magnifiques lignes mélodiques très bien menées. Quant au chœur, il fait preuve d’une heureuse expressivité, capable de manifester aussi bien la plus grande solennité (lors du motet « Ecce Quomodo moritus » de Jacobus Gallus, chanté en dehors de la scène) que l’emportement du peuple juif incitant Pilate à crucifier Jésus (« Ôte-le, ôte-le ! Crucifie-le ! »). D’une belle amplitude vocale, il montre un sens raffiné des nuances, les piani, forte, crescendi et descrescendi assurés avec homogénéité. Très convaincant dans les formes fuguées (« Nous avons une loi ») où les différentes tessitures se répondent avec entrain, il offre également des mesures sublimes lors des chœurs à quatre voix (en particulier a cappella), où les voix forment une architecture sonore très harmonieuse.
Pierre angulaire de la Passion, le rôle de l’Évangéliste est habilement incarné par le ténor Julian Prégardien, dont le travail de diction (aux « r » bien roulés) et l’aisance dans la conduite de la voix siéent au personnage. Son timbre légèrement appuyé dans les mediums laisse la place à des aigus chantants et limpides. D’une belle prestance scénique, il donne corps au livret par des inflexions de voix judicieuses qui suivent les différents événements dramaturgiques. Ainsi, sa voix bien timbrée et agitée lors du passage « Simon Pierre, qui avait une épée, la tira, frappa le serviteur du grand-prêtre et lui coupa l’oreille droite » contraste avec celle déployée lors du passage « Il pleura amèrement », dans lequel, par une longue ligne descendante, elle se fait plus lisse et plaintive.
Statique et imposant, le baryton Tomáš Král présente un Jésus à la voix noble et bien projetée. Son discours, juste dans l’expression, est porté avec assurance (« Si j’ai mal parlé, fais connaître ce que j’ai dit de mal », « Mon royaume n’est pas de ce monde ») avec des graves installés et des médiums chatoyants. Assurant également la partie de basse dans les extraits de la Cantate BWV 159 choisis pour l’occasion, il offre des lignes filées et des vocalises bien en place (« Voyez ! »). Simon Robinson assure le personnage de Pilate par un propos chanté avec une constante gravité. Lors de certains récitatifs, la rondeur de ses graves produit un étonnant contraste avec l’entrain du chœur incarnant le peuple juif (« Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » en réponse à l’injonction du chœur « N’écris pas : le roi des juifs, mais écris ce que lui-même a dit : "Je suis le roi des Juifs" »). Dans l’air preste "Eilt, ihr angefochtnen Seelen" (« Hâtez-vous, âmes assaillies »), il montre des vocalises en phase avec le continuo et une voix allant de graves agités à des mediums plus moelleux. L’on peut toutefois regretter un certain manque de couleurs dans la voix, celle-ci variant peu d’expression.
À côté des trois personnages de la Passion, le ténor John Irvin offre une voix très vibrée aux aigus agités, dont la ferveur sied aux parties qui lui sont consacrées. Dans l’air "Erwäge, wie sein blutgefärbter Rücken in allen Stücken" (« Contemple comme son dos teinté de sang »), il présente une certaine aisance vocale, les longues phrases et les vocalises comme les notes tenues étant menées avec justesse. Chez les femmes, la soprano Kateryna Kasper, soutenue par le timbre des flûtes, offre un "Ich folge dir gleichfalls mit" (« Je te suis aussi avec des pas heureux ») plein d’une grâce légère. Le vibrato est contrôlé, se déployant sur les notes tenues avec élégance. Les lignes mélodiques sont toutefois discontinues par des attaques peu franches laissant l’impression de flux et reflux sonores. De retour sur scène pour l’air "Zerfliesse, mein Herze, in Fluten" (« Fonds-toi, mon cœur, en flots de larmes »), elle détache des notes flûtées aux trilles charmants. Lucile Richardot montre une voix d'alto très expressive, légèrement couverte, aux couleurs très variées. Les notes les plus aiguës sont lumineuses, puis deviennent corsées en allant vers des mediums cuivrés. Dans la Cantate BWV 159, elle fait preuve d’une interprétation habitée, les paroles « Ta croix t’est déjà préparée / Où tu te videras toi-même de ton sang » étant interprétées d’une voix sentencielle.
Portée par les ultimes paroles du chœur "Ich will dich preisen ewiglich" (« Je veux te louer à tout jamais »), la fin du concert appelle les généreux applaudissements d'un public ravi.