Pelléas et Mélisande à l’Atelier Lyrique de Tourcoing ou le charme symboliste
La mise en scène de Christian Schiaretti offre au regard un espace épuré. Loin de présenter de fastueux tableaux, le metteur en scène invoque une poétique du dénuement. L’espace respire, les déplacements des personnages y sont aisés. L’œil est ainsi sensible à chaque objet qui s’offre à son champ de vision. Cette mise en scène répond à l’esthétique symboliste de l’œuvre de Maeterlinck. Aussi suggère-t-elle plutôt que de dévoiler. Un cerceau est ainsi successivement la fontaine dans laquelle Mélisande fait tomber sa bague, puis un obstacle des souterrains du château que Golaud et Pelléas doivent enjamber et qui délimite les bornes d’un espace fantasmagorique. Un objet relevant de l’enfance (et cohabitant à merveille avec Pelléas et Mélisande, dont les ébats font dire à Golaud : « Vous êtes des enfants »), aux significations multiples, participe du caractère symbolico-poétique de cette mise en scène. À cela s’ajoute une dimension géométrique et symétrique, certains décors convergeant vers un point de fuite qui compose la toile de fond de l’espace scénique (un château, un arbre entouré d’un ciel gris couvrant légèrement une lune pleine). Les mouvements et les postures des quatre servantes répondent également à cette esthétique. Ainsi miment-elles ensemble les courbes des arbres, voûtent-elles leur corps telles des statues antiques ornant les bords de la fontaine ou apparaissent-elles simultanément de chaque coin de la scène d’une manière menaçante.
Jean-Claude Malgoire et Christian Schiaretti renoncent (comme Marc Minkowski à Bordeaux) à présenter les intermèdes écrits par Debussy lors de la création de l’œuvre (qui avaient été ajoutés par le compositeur afin d'occuper les changements de décors entre les tableaux) excepté le dernier précédant la mort de Mélisande. De la sorte, la narration et l’intrigue gagnent en fluidité. Le résultat est un voyage poétique, un conte tragique dans lequel le public est invité à investir par son imagination ce que la scène offre à demi-teinte dans un bel équilibre.
Cette production est bien portée par un plateau homogène dont les qualités vocales s’accordent avec un jeu d’acteur travaillé. Captivante, Sabine Devieilhe montre une Mélisande nymphatique et mystérieuse, dont les aigus clairs et ondulés se prêtent allègrement au personnage. Le phrasé est très délicat, les longues comme les brèves articulées avec aisance. Si, lors de la scène de la fontaine, elle montre de longues lignes pleines de lyrisme, elle joue parfois de l’ambiguïté du personnage, répondant d’une voix détachée à la déclaration fougueuse de Pelléas « Je t’aime aussi ». Guillaume Andrieux, en uniforme aux dominantes rouges puis blanches (s’accordant ainsi avec Mélisande) est un Pelléas passionné à la voix bien vibrée et chantante. La souplesse de ses lignes, allant d’aigus lumineux et mélodieux à des graves menaçants (« Nous aurons une tempête cette nuit »), sert admirablement son personnage. Les deux interprètes forment ainsi un duo plein de charme, la fraîcheur de leur voix composant un subtil accord.
Alain Buet campe un Golaud très convaincant, montrant avec brio toute l’ambivalence du personnage. Sa voix de baryton-basse bien portée fait office d’autorité et de maturité face aux deux « enfants ». De plus, elle laisse transparaître l’évolution du personnage au fil de l’opéra. Si des graves bien timbrés et chaleureux se meuvent vers des mediums tendres lorsque Golaud rencontre Mélisande, ils vrombissent d’agitation lorsque celui-ci se rend compte qu’elle n’a plus sa bague. De même, à la colère grimpante à mesure qu’Yniold épie les deux amants répond une voix doucement plaintive sur le lit de mort de Mélisande. Les sur-titres étant absents, il faut noter la clarté de diction des personnages qui, excepté lors des grands élans orchestraux, rend intelligible le livret.
Habillé d’une fastueuse tenue royale, Renaud Delaigue (Arkel) rend visible une autorité immobile et majestueuse, la réserve de ses mouvements amplifiant sa prestance scénique. La voix est projetée avec aisance, avec des graves amples et nobles, légèrement vibrés. Lors de son duo avec Geneviève, la diction est lente et pesée, dans un style presque psalmodique. Hélas, ses mediums, d’abord tendus, tendent à perdre en justesse vers la fin du spectacle. Son répondant féminin (Salomé Haller) adopte une voix également solennelle à la diction lente, les aigus timbrés et corsés. La prestation vocale et scénique de Liliana Faraon en Yniold est pleine d’entrain. Dans la scène d’espionnage, la soprano rend compte d’une belle voix juvénile, légèrement contenue, contrastant avec les paroles autoritaires du baryton. À mesure qu’elle raconte ce qu’elle observe, elle fait entendre des aigus très vibrés et serrés.
Les deux petits rôles du berger et du médecin sont assurés par la voix puissante et boisée de Geoffroy Buffière. D’abord une voix émanant d’un balcon de la salle, la basse est ensuite un médecin d’une belle solennité, dont les graves bien justes assurent le rôle à l’heure de la mort de Mélisande. Par ailleurs, les quatre servantes, présences mystérieuses et menaçantes, êtres silencieux (excepté lors de l’intermède final) vêtus de noir, habitent fréquemment l’espace scénique sous des formes diverses (arbres, statues, forces de coercition) et font peser sur la pièce une atmosphère à la fois poétique et inquiétante. Lors de l’intermède, il est réjouissant d’entendre ces voix, dont la déclamation, au-delà de son apport à la narration, est empreinte de la magie du texte de Maeterlinck.
Ce plateau est porté par de riches couleurs orchestrales mises en lumière par Jean-Claude Malgoire. Excepté quelques passages emportés par l’intensité dramatique, les musiciens de La Grande Écurie et la Chambre du Roy soutiennent mais ne couvrent pas les voix, délicate attention qui participe à la beauté du spectacle et à l’intellection du livret. Parmi les pupitres, il faut souligner la belle présence des bois et des cuivres, le hautbois comme la trompette portant allègrement la poésie de cette partition.