Les Soldats de Zimmermann débarquent à Nuremberg
Composé par Bernd Alois Zimmermann entre 1957 et 1963, Les Soldats s'inspire de l'ouvrage éponyme de Jakob Lenz. La partition témoigne d'une étonnante synthèse entre écriture sérielle, formes traditionnelles (chaconne, fugue, toccata) et citations jazz. L'œuvre raconte l'histoire de la dégradation morale et sociale du personnage de Marie, jeune fille naïve tombée amoureuse de Stolzius, marchand de draps à Armentières dans les environs de Lille. Comme son homonyme dans le Wozzeck de Berg, Marie succombe à la cour effrénée que lui fait le Baron Desportes, capitaine de garnison à Armentières. Après avoir écrit au père de Marie qu'il s'engageait à l'épouser, Desportes la viole et l'abandonne aussitôt en proférant la sentence reprise en chœur par les autres soldats "une putain sera toujours une putain". Dès lors, l'opéra montre comment Stolzius intrigue pour se faire engager au service de Desportes et se venger de lui en l'empoisonnant, tandis qu'on suit pas à pas la lente descente aux enfers de Marie, victime sacrificielle d'une soldatesque en proie à la frustration sexuelle. Dans la dernière scène, elle est réduite à se prostituer au bord d'un chemin. Son père la croise et la repousse sans même la reconnaître, l'abandonnant à une mort sordide.
Peter Konwitschny a été formé auprès de Ruth Berghaus aux règles du Regietheater ("théâtre du metteur en scène" : terme né avec Bertold Brecht et son concept de distanciation qui fait voler en éclat la représentation littérale d'un livret et lui substitue un ensemble réorganisé autour de signes et de symboles qui donnent à l’œuvre un éclairage exogène, puisant dans des domaines variés comme la politique, la sociologie ou l'actualité). Il imagine un univers reposant sur des éléments à la fois symboliques et très facilement identifiables. Au lever de rideau, la scène est présentée quasiment vide, à l'exception de trois groupes de percussions disposés latéralement. Des décors amovibles, souvent limités à un pan de mur tombent des cintres tandis que les chanteurs s'installent et qu'une équipe de techniciens opère à vue pour placer les accessoires. La scène commence au moment où la lumière intervient et s'achève au moment où le noir se fait. Cette apparente simplicité donne son rythme propre à un livret par ailleurs rendu extrêmement complexe par le goût de Lenz pour multiplier les micro-scènes à l'intérieur d'un même acte (certaines scènes peuvent même se dérouler dans des temps différés malgré le fait qu'elles soient jouées au même moment). Le code des couleurs permet de se repérer facilement, comme par exemple cette couleur verte qui signale la chambre et les vêtements de Marie et sa sœur.
Dans la plus pure tradition du Regietheater, des couleurs vives identifient le lieu et le caractère des personnages. Vert pomme jusqu'à la semelle de ses baskets, Susanne Elmark campe un personnage dont la candeur adolescente ne tarde pas à se changer en une blessure profonde qui marque le passage à un âge adulte sous la contrainte et l'humiliation. De la naïveté au désespoir, il n'y a qu'un pas, que lui font franchir les hommes qu'elle croise. La mise en scène de Konwitschny est un véritable choc visuel qui pourtant s'éparpille en une multitude d'idées fortes mais qui peinent à s'assembler dans un tout cohérent. En témoignent la façon de contourner l'image de soldats en uniforme et de leur préférer la référence à des traders de bourse. Dans le café d'Armentières, les portables jouxtent les chopes de bière tandis qu'on joue au foot, autre référence croisée de la domination à la fois sexuelle et économique.
L'irruption de la danseuse andalouse en Lara Croft entourée de nains en livrée rouge laisse voir une facette fantasmée de la féminité et de la domination, image forte aussitôt chassée par une scène où deux enfants déguisés en Marie et Stolzius miment outrageusement le destin qui est en train de s'accomplir. Surprise de taille pour le quatrième et dernier acte : le public est invité à pénétrer sur le plateau de scène. Du haut des cintres tombent les répliques lues qui racontent la fuite et la chute de Marie qui enchaîne avec la scène de l'empoisonnement de Desportes qui se jouent dans la loge centrale. Les spectateurs font office de figurants involontaires pour la dernière scène où Marie mendie au milieu de la foule et finit par croiser son père. La conclusion se fait dans le noir complet avec une allusion rythmique à la mort du personnage, sous la forme d'un électrocardiogramme qui s'éteint.
Les Soldats requiert une vingtaine de rôles solistes , parmi lesquels nous relèverons le personnage de Marie, brillamment interprété par une habituée du rôle : la soprano danoise Susanne Elmark. Idéale de jeu et de chant, elle est le reflet vivant du processus de destruction qui consume la jeune Marie dans une pluie d'aigus étourdissants. Sa sœur Charlotte est incarnée par Solgerd Isalv, qui donne à sa voix de mezzo un bel impact. Trop limitée dans sa palette et sa surface vocale, la Comtesse de la Roche de Sharon Kempton peine à émerger du flot sonore. Des difficultés également pour Tilmann Rönnebeck (Wesener), à la ligne sonore mais trop irrégulière. Le Stolzius de Jochen Kupfer étonne par la noblesse du timbre et la projection souveraine. Il forme avec Leila Pfisters un couple mère-fils, vocalement très équilibré dans la façon de rendre les caractères de soumission-domination. Uwe Stickert donne à son Desportes une carrure quasi belcantiste qui gomme les détails psychologiques du personnage, alors même qu'Antonio Yang trouve le moyen de sublimer son Eisenhardt, dont les apparitions pourtant peu nombreuses, séduisent durablement.
La direction de Marcus Bosch n'a pas le raffinement qui permettrait de faire ressortir toutes les nuances d'une musique dont l'une des plus extrêmes complexités consiste justement à savoir nuancer les dynamiques. L'éloignement des groupes de percussions sur scène gâche en partie l'impact rythmique de nombreuses scènes mais on regrette surtout la suppression pure et simple de la bande électronique, voulue par Zimmermann à la toute fin de l'ouvrage. Des bémols qui ne remettent pas en cause l'intérêt et la qualité de cette production.