The Outcast d'Olga Neuwirth, hommage à Melville à la Philharmonie de Paris
The Outcast, en français « l’exclu, le rejeté », créé en 2012 à l’Opéra de Mannheim sur un livret co-écrit par la compositrice Olga Neuwirth avec Barry Gifford, est une œuvre musicale éclectique à la portée artistique et humaine, dessinant un portrait tourmenté d'Herman Melville confronté à l’écriture de son roman Moby Dick. Comme son titre l’indique, l’œuvre rend hommage au destin solitaire de l’écrivain, tandis que le contenu rend hommage à la richesse de sa prose, qui abonde en thèmes sociaux (littéraux ou métaphoriques, tels que la discrimination, le racisme et le délaissement des migrants morts noyés en échappant à la misère). Cette œuvre qui, comme le dit la compositrice même, échappe à toute catégorisation, se trouve à la frontière entre musique, théâtre, dispositif électronique et vidéo.
Avec un tel nombre d'interprètes même sur ce grand plateau, le dispositif global est celui, volontairement statique, d'une version concertante-scénique : derrière des pupitres, le chœur d’hommes placé derrière l’orchestre, le chœur d’enfants en hauteur et les solistes à avant-scène, mais l’ensemble habillés de costumes à l’inspiration marine qui colorent une scène décorée par seulement quelques éléments symboliques (échelles en bois, cordage, tambourin, harpon). Les enfants du chœur, totalement maquillés en blanc, reflètent aussi la lumière des écrans, placés à leur hauteur. Ceux-ci, de différentes tailles et couronnant la scène, représentent tantôt des bribes de textes en anglais, tantôt des images liées à la mer (des vagues, des morceaux d’un bateau), tantôt des visages des personnages (Old Melville, Ishmaela) dans une réalisation vidéo signée Netia Jones.
Le personnage tourmenté de l’écrivain Herman Melville, incarné par l’acteur Johan Leysen, assis à son bureau sur le côté de la scène, ponctue la musique en récitant des Monologues pour Old Melville écrits par Anna Mitgutsch (née en 1948). Avec un jeu expressif et une voix profonde, il (s’)immerge sans aucune difficulté dans la vie solitaire du vieil écrivain. De sa plume, de sa voix naissent les personnages de son roman Moby Dick. Narrateur et solistes sont sonorisés pour faire face à la masse sonore produite par l’orchestre, les deux chœurs et la musique électronique.
Susanne Elmark, soprano, se présente la première en Ishmaela, personnage féminin vêtu en homme (pendant d’Ishmael, narrateur du Moby Dick de Melville), souhaitant se faire engager comme matelot sur le baleinier Pequod, pour partir vers l’inconnu. Elle poursuit en chantant, avec une voix agile et un timbre chaud. Souvent poussée dans des suraigus de colorature, elle n’en déploie pas moins des intervalles larges et des notes d’ornement, dosant habilement sa voix et sa légère sonorisation.
Son extension vocale rencontre celle très large d’Andrew Watts, contre-ténor qui incarne le personnage de Queequeg, harponneur sur le Pequod. Sa voix, perçante dans les aigus, présente aussi des basses puissantes, soutenues et légèrement nasales. Souvent en duo vocal avec Ishmaela, tant en lignes mélodiques qu’en vocalises, il révèle aussitôt le duo d’amitié au cœur de l’histoire.
L’éventail très varié des sonorités aiguës est complété par la voix souple, riche et étoffée de David Schilde, soprano enfant pour le personnage de Pip (mousse qui, dans l’histoire, est sauvé de la noyade mais devient fou, ce qui lui permet de voir le monde tel qu’il est). Il assume son chant très rythmé avec une grande précision de phrasés.
Otto Katzameier, baryton qui incarne le commandant Ahab (personnage fou de rage et de vengeance) affirme sa présence lors d’un imposant silence de l’orchestre, d’autant plus marquant que la phalange ne s’était jusqu’alors pas arrêtée de jouer. Par une voix assurée, équilibrée et un timbre chaud il déploie une impressionnante extension vocale, montant aisément dans les aigus. Son jeu, malgré les contraintes d’immobilité propres au dispositif, est dynamique et expressif, reflétant le caractère et la complexité du personnage.
Envoutés par les voix du chœur d’hommes, Johannes Bamberger, ténor léger (Starbuck) et Peter Brathwaite, baryton (Stubb), font une première entrée discrète mais affirmée sur de brèves interventions musicales. Stubb, officier du navire, présente une voix puissante et un timbre sombre. Starbuck, commandant en second, a une voix ferme et sonore, en réponse au comportement irrationnel et obsessif du commandant Ahab qui mène le navire vers la destruction et le naufrage.
De rares apparitions chantées du personnage Bartleby (“héros” d’un autre texte de Melville) sont prises en charge par Anna Clementi, chanteuse non lyrique qui incarne ainsi un personnage poétique et alter ego d’Old Melville. Elle assure avec une voix très aiguë et parfois criante, les interventions drôles rythmées par sa fameuse répétition d’une même phrase ("I would prefer not to"). L’acteur Steve Karier apparaît une seule fois sous les traits de Père Mapple (ancien baleinier dans Moby Dick), et profère d’une voix profonde des enseignements religieux qui conduisent les chanteurs à répéter les noms des marins qui sont morts, en geste de commémoration.
Matthias Pintscher, Directeur musical de l’Ensemble intercontemporain, conduit avec un geste ample et décidé l’orchestre réunissant ses musiciens et des élèves du Conservatoire de Paris. L’ensemble fait preuve d’une grande cohésion sonore, assurant le bon déploiement de cette partition délicate (complétée par un clavier et une guitare électrique qui apportent des sons hybrides et font le lien avec l’électronique en temps réel).
Le chœur masculin de la “Company of Music” (dirigé par Johannes Hiemetsberger) se trouve souvent superposé au récit du narrateur. Par un chant grave, il soutient la scène, devenant foule et protagoniste notamment dans le sommet obsessionnel du projet d’Ahab : tuer la baleine Moby Dick.
Le chœur d’enfants (Münchner Knabenchor) dirigé par Ralf Ludewig, se charge de l’ouverture et des moments de transitions dans l’histoire. Leurs « voix de la vérité » enfantines apportent une touche de fraîcheur aux sonorités de la pièce, tout en soulignant l’ambiance inquiétante.
Le public salue chaleureusement les artistes et la compositrice Olga Neuwirth, qui rejoint la scène avec beaucoup d’émotion.